samedi 12 novembre 2016

Αλέπι, ιστορία και τραγικό σήμερα (α', β' μέρος και γ' μέρος )

COMMENT L’HISTOIRE EXPLIQUE L’ACTUALITÉ D’ALEP. PARTIE 1. ALEP, VILLE PÉRENNE DANS L’HISTOIRE 
ARTICLE PUBLIÉ LE 07/11/2016

Par Jean-Claude David

Jean-Claude David est actuellement chercheur associé à l’équipe Archéorient du CNRS dans la Maison de l’Orient et de la Méditerranée, à Lyon (France).

Alep, carrefour géographique

Gardons-nous de tout déterminisme même si des facteurs semblent rester déterminants depuis le passé le plus ancien de la ville. Au troisième millénaire avant notre ère, ou plus anciennement lors de la néolithisation, on peut déjà repérer des facteurs qui ont favorisé la fondation et le développement des villes du croissant fertile et peuvent expliquer la pérennité et l’importance d’Alep et de Damas, mais aussi de Homs et de Hama, donner des raisons de l’extinction de certaines et de la permanence des autres.
L’acropole d’Alep devenue la Citadelle, aménagée au cours des siècles, a une valeur défensive, mais cette butte était surtout un haut-lieu religieux, site d’un temple du grand dieu de l’atmosphère, appelé de différents noms, Hadad, Haddu, Ada, Ba‘al, Teshub (Hittite), ou encore « le dieu d’Alep » important pour toutes les populations du Moyen-Orient, lieu de pèlerinage. Le temple du troisième millénaire a été repéré. Les fouilles reprises depuis 1996 ont dégagé les bas reliefs en basalte de l’orthostate dont certains datent du XIVe siècle avant notre ère, mais aussi des fondations beaucoup plus anciennes. La fréquentation du temple a baissé progressivement pendant la période hellénistique et romaine, parallèlement au déclin de la ville. Des églises puis des mosquées ont remplacé sur l’acropole le vieux sanctuaire oublié.
Alep est aussi longée par un petit cours d’eau, indispensable à une agriculture vivrière. Ses rives avaient donné naissance à d’autres localités antiques, qu’Alep avait éclipsées.
Mais le facteur le plus important de la pérennité d’Alep est sans doute sa situation dans l’isthme syrien, sur le passage le plus court entre la Méditerranée et l’Océan Indien par l’Euphrate, carrefour entre la Méditerranée, l’Asie et l’Afrique. Ebla à 75 kilomètres au sud et d’autres villes de l’âge du Bronze dans une situation comparable ont disparu anciennement, alors que certaines, relativement proches d’Alep aussi, Antioche, Apamée, avaient eu plus d’importance qu’Alep dans l’Antiquité Classique, avant leur déclin.
Un récit daté de 1765 avant notre ère, lu sur une tablette d’argile, du long voyage de Zimri-Lim, roi de Mari en direction de la Méditerranée est significatif : Alep/Halab ou Yamkhad est une étape importante de l’itinéraire de Zimri-Lim, d’abord par sa position entre le coude de l’Euphrate et la Méditerranée. De ce fait, les alliances avec le pouvoir alépin sont essentielles pour le roi de Mari. A partir d’Alep, son beau-père, le roi Yarim-Lim d’Alep, sa femme, son fils et une suite nombreuse l’accompagnent jusqu’à Ugarit, dont le roi est l’un des vassaux de Yarim-Lim. Ils séjournent un mois à Ugarit où ils rencontrent des marchands crétois et chypriotes, qui entretiennent des échanges déjà importants avec le Moyen-Orient.
Alors que les ports sur la méditerranée comme Ugarit puis les ports phéniciens, étaient surtout un débouché et un lieu d’embarquement sur un axe est-ouest, Alep était au carrefour entre ces voies est-ouest et un axe terrestre nord sud, carrefour qui lui permettait outre le contrôle d’accès à la Méditerranée et aux routes de la Perse et de l’Océan indien par l’Euphrate ou par l’Anatolie, suivant les périodes, celui des routes vers la Palestine et l’Égypte au sud. Alep a été la capitale de royaumes dont les territoires pouvaient être vastes, mais son importance s’est réduite pendant les périodes hellénistique et romaine pour reprendre progressivement dans l’empire byzantin puis après la conquête arabe et musulmane.
Damas, aussi ancienne qu’Alep sans doute, était moins bien située sur les axes est-ouest, rendus difficiles vers l’ouest par les chaînes côtières et vers l’est par une vaste zone semi désertique en direction de la Mésopotamie ; la piste de l’Orient par Palmyre, plus au nord, passait par Homs et débouchait sur la Méditerranée par une large trouée dans les chaînes côtières. Damas était sans doute née de ses sources abondantes et de son oasis exceptionnellement riche et étendue : sa fonction était plus régionale au sens large, mais son potentiel d’ouverture lointaine était moins favorable que celui d’Alep.
Au cours des siècles, Alep a généralement su tirer parti de sa situation privilégiée dans ce carrefour des continents et des mers, avant que les frontières nationales actuelles et les hiérarchies administratives développées à l’intérieur de ces frontières ne la réduisent au rôle de chef lieu d’une petite région de la Syrie actuelle.
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Picture released in the 30s of the Citadel of Aleppo, Syria. STRINGER / AFP

Alep au Moyen Âge et à l’époque ottomane sur le plan politique

La pertinence de la question dépend de ce que l’on entend par « politique ».
Alep a été comme Damas une capitale de royaumes et donc le site du gouvernement d’États dans l’Antiquité pré-hellénistique puis au Moyen Âge, à côté d’autres Cités-États, mais Alep, contrairement à Damas n’a pas été le centre d’un vaste empire.
Paradoxalement, Alep est à la fois un site frontière et un carrefour. D’une part, elle se trouve sur une ligne de contact entre des espaces naturels et culturels très différents, les reliefs de la côte méditerranéenne, la steppe syrienne, les plateaux anatoliens, la Djéziré ouverte vers la Mésopotamie, et d’autre part, elle est souvent un lieu d’échanges entre des espaces politiques différents et ennemis, périodiquement en guerre (par exemple les guerres saisonnières entre les Byzantins et les Arabes qui s’apparentent à des rezzous) dont les champs de bataille sont souvent proches d’Alep. Après la période Omeyyade où Damas est la capitale d’un immense empire arabe qui durera moins d’un siècle, Alep et Damas s’installent progressivement dans une quasi égalité de niveaux administratifs, toutes deux dépendant d’une capitale lointaine, d’abord Bagdad, puis Le Caire, et enfin Istanbul.
Pendant plusieurs siècles, Alep musulmane est une base pour une conquête espérée de territoires restés byzantins plus au nord, puis après leur recul elle est une rivale des sultanats de Rum, des Seljoukides et des beylicats d’Anatolie, liés plus ou moins formellement au califat abbasside de Bagdad, puis sous les dynasties Zankides et Ayyoubides elle est une forteresse de la résistance aux royaumes Croisés, à l’ouest, au nord et à l’est, et enfin une base d’échanges avec eux, avant d’être un point d’appui de leur reconquête. Dans l’espace mamelouk, Alep reste pendant plusieurs siècles très proche de sa frontière nord sur le Taurus, place forte et centre régional dans la dépendance du Caire, parfois en conflit avec les beylicats d’Anatolie, parmi lesquels émergera le pouvoir ottoman. L’organisation territoriale de la Syrie se confirme alors : mise en place par l’administration mamelouke, elle repose sur ses deux régions historiques principales, celle de Damas et celle d’Alep. D’autres villes émergent mais restent moins importantes.
En 1516, Alep est occupée par les armées du sultan d’Istanbul et devient ottomane, de même que Damas. Elle se trouve enfin dans un très vaste ensemble, où elle est un élément important d’un réseau de liens et d’échanges dans un système de domination dont Istanbul est le centre. Elle est une de ces villes, ancrages sédentaires dans l’Empire, séparées par les territoires de parcours des pasteurs nomades et caravaniers, autres groupes « organisés » difficiles à contrôler malgré les efforts répétés de l’administration ottomane dans le sens d’un « aménagement régional », au moins au XVIe siècle puis au XIX-XXe siècles.
Dans l’Empire ottoman, Alep, pas plus que Damas, n’est une capitale, sinon de province (pachalik), comme Tripoli puis Saïda, autres chefs lieux de provinces syriennes. Jusqu’à la fin de l’Empire ottoman, Alep ne dépend pas de Damas qui n’est pas un échelon supérieur à celui d’Alep dans une hiérarchie ottomane. Alep rend des comptes à la capitale Istanbul et fonctionne suivant ses propres intérêts et ceux de l’Empire et du sultan. Les tensions régionales et locales sont parfois traitées par Istanbul en faisant intervenir les janissaires de Damas contre ceux d’Alep, par exemple au XVIIe siècle.
Les villes sont régulées par des mécanismes internes de contrôle et des jurisprudences qui participent à la résolution des problèmes locaux, dont elles rendent compte à l’administration très centralisée en principe et au sultan à Istanbul. Le système des waqf-s permet à des édiles et à des gouverneurs ottomans de mettre en place les infrastructures matérielles des services communs qui font fonctionner la ville, notamment les lieux des activités économiques et de la religion, infrastructures dont le statut particulier n’est plus celui de propriété privée mais de donations pour la religion et la bienfaisance : l’emprise des biens waqf-s est considérable à Alep et représente près de 70% des souks et des khans centraux.
Les hauts fonctionnaires de l’administration ottomane et des notables locaux participent à l’assemblée du diwan.
En fait, le politique se situe alors à la rencontre des intérêts privés, de ceux des groupes et de ceux de la capitale Istanbul, mais un pouvoir réel réside dans ce qu’on appelle maintenant la « société civile » qui ne se limite pas aux élites et qui organise la vie dans le quotidien de l’espace domestique et des quartiers et dans celui des activités économiques et des souks, entités représentées par les cheikh de professions ou de souks et les cheikh des quartiers. Dans ce contexte local étroit et dans les relations avec Istanbul et les autres régions de l’Empire, le politique reste très limité. Le fonctionnement d’une ville comme Alep a changé et la municipalité entre autre joue maintenant un rôle essentiel, mais les vieux fonctionnements marquent encore les mentalités.
Il faut attendre les luttes nationalistes contre le « joug ottoman » au XIXe siècle puis contre la colonisation par le mandat français, pour voir les Syriens retrouver un goût pour les engagements politiques et les partis, dans les villes et les régions, y compris dans les tribus. Cette période faste du politique a duré plus d’un siècle, y compris les décennies d’après l’indépendance. Elle a pris fin dans l’union de la Syrie avec l’Égypte (1958-1961), dans les coups d’état divers et notamment baassistes (1963) et la montée du pouvoir assadien. Dans les périodes des luttes nationalistes, Alep et Damas ne sont pas réellement rivales, mais s’ignorent et souvent chacune joue son propre jeu, régional, comme lors de la résistance contre l’occupation française qui commence au nord de la Syrie (1919-1921) aidée mais non organisée par Alep, avec Ibrahim Hanano, et se termine à Damas après 1925 sans avoir été réellement coordonnée.
Mais Damas capitale prend le dessus dès le mandat français et Alep se cantonne petit à petit dans un rôle de métropole industrielle et commerciale.

Alep, carrefour de communication et commercial

Alep hérite des avantages naturels et des liens potentiels qu’elle active en fonction des opportunités et de la situation politique locale et régionale : la ville s’adapte en mettant en oeuvre les différents atouts que lui fournit sa situation. La province, wilayet ou pachalik, d’Alep, les autres provinces ottomanes de la Syrie, mais aussi le contexte plus large, évoluent pendant le siècles ottomans : les relations de l’Empire avec la Perse sont souvent tendues, ainsi que ses rapports avec sa province d’Égypte. Ces voisinages concernent Alep bien sûr ; les régions de l’Empire en Méditerranée, en Europe, dans les Balkans, sont souvent remuantes. Mais dans ce vaste Empire, Alep est généralement éloignée des zones de conflit (sauf avec la Perse) et peut profiter de la diversité de ses liens. Elle reste longtemps la troisième ville de l’Empire ottoman, après la capitale Istanbul et après Le Caire, avant Damas, Tripoli du Liban, Tunis, Smyrne, Bursa, d’autres grandes villes dans l’Empire.
Comme Damas, Alep s’inscrit dans des territoires dissymétriques, distendus et émiettés dans certaines directions. Mais le poids économique, le mirage social et économique qu’Alep représente n’est pas réellement concurrencé avant le XIXe siècle par Damas à 400 kilomètres au sud. Les liens d’Alep, outre l’accès à la Méditerranée, sont orientés surtout vers le nord et l’est, Mossoul, Bagdad, Bassorah et le Golfe, Diyarbakir et Urfa au nord-est, les villes d’Anatolie centrale et occidentale plus enclavées ou moins importantes. La capitale Istanbul est à près de 1200 kilomètres. La plupart de ces villes sont beaucoup plus petites qu’Alep et éloignées entre 500 et 1000 kilomètres. Dans l’espace qui les sépare d’Alep, celle-ci reste une métropole économique et une sorte de mythe pour les populations et notamment des minorités, kurdes, chrétiens, (au XIXe siècle par exemple)…. un centre convoité qui n’a pourtant pas le pouvoir de constituer l’unité politique et territoriale autour d’elle.
Les équipements et les services qui font la ville, existent même dans les plus petites, mais leur nombre et leur qualité sont proportionnels à l’importance de la ville, à sa richesse et à son activité économique. Alep est bien la ville la plus riche de l’Empire ottoman, après Istanbul et Le Caire, un peu avant Damas sans doute. L’importance de ses souks et le nombre de khans monumentaux (caravansérails) en témoignent, qui ne peut se comparer qu’à ceux du Caire et d’Istanbul. Les rapports commerciaux rédigés par les consuls en poste à Alep montrent que la ville est encore prospère au XVIIIe siècle et que les échanges commerciaux sont encore équilibrés même avec l’Occident (Sauvaget 1941). Les hommes d’affaire alépins savent encore profiter des opportunités, comme par exemple l’exportation vers l’Europe des indiennes qu’elle fabrique, avant le développement des manufactures en France. La vigueur des exportations d’Alep se manifeste dans la construction de dizaines de qaysariyyas, bâtiments collectifs où sont concentrés des ateliers, hors des souks, en ville et dans les quartiers nord aux XVIIe et XVIIIe siècles.
D’autres phases de prospérité se manifestent pour Alep dans les dernières décennies de l’Empire ottoman avec le début de la reconquête des zones d’agriculture sur les pasteurs nomades, puis à l’époque mandataire française avec la culture du coton irrigué sur des terres appartenant à des grands propriétaires alépins, ou louées par eux, entrepreneurs qui souvent étaient aussi propriétaires des usines d’égrenage et des filatures nouvellement fondées, premières industries mécanisées dans la région, puis avec le boom du blé au moment de la guerre de Corée. On constate aussi qu’Alep exportait encore quantités de tissus divers, en soie, fibres artificielles, coton, laine, de sa fabrication traditionnelle, dans sa région, en Anatolie, au Yémen, au Soudan, au Maghreb, jusque dans les années 1950 peu avant l’extinction complète de ces activités deux décennies plus tard.
Puis, après une période de profond déclin avec les nationalisations et les réformes agraires au temps de l’Union avec l’Égypte et les débuts du Baath, il faut plusieurs décennies pour qu’elle retrouve sa prospérité grâce à la faveur de Bachar al-Assad et avec les nouvelles lois de libéralisme économique et grâce au capital reconstitué par ses entrepreneurs. Le développement des industries textiles modernes et d’autres secteurs (pharmacie plasturgie, etc.), fondés sur la construction de dizaines d’usines clés en main dans de très vastes zones industrielles, est vif dans les années 1990-2000. Mais cet essor qui marque la ville par des signes évidents de modernisation et de prospérité est ralenti par la libéralisation des échanges, avec les accords de libre échange signés par la Syrie en 2005 et 2007 dont profite notamment le concurrent Turc, destructeurs pour une économie longtemps protégée. En 2009, les exportations turques vers la Syrie ont progressé de 27 %, tandis que les exportations syriennes vers la Turquie ont baissé de 48 %. Des faillites de grosses entreprises d’Alep répercutent ces mauvais résultats quelques années avant de début de la guerre syrienne (Cyril Roussel et alii 2014).
Les nouvelles usines ont été pillées après 2012, leurs machines vendues en contrebande en Turquie, l’activité disparue, l’économie mise en sommeil.

Le plan politique à Alep à partir de l’indépendance : le centralisme et la montée de la corruption conduisent à une mise en dépendance presque absolue du pays et d’Alep

Après l’épisode des réformes agraires et des nationalisations pendant l’union avec l’Égypte (1958-1961), la bourgeoise d’Alep, commerçante et d’affaires, est sans doute la plus maltraitée. Alep est la ville à abattre, ennemie du régime, systématiquement desservie par les plans quinquennaux et pour le financement des projets. D’autres villes et les projets pour l’agriculture et l’irrigation sont favorisés dans le but louable de rééquilibrer les régions et les villes en aidant celles qui ne sont pas « naturellement » enclines à développer une économie moderne. Sous Hafez al-Assad, jusqu’aux années 1980, la corruption est moins visible et une certaine « pureté » socialiste est encore de mise. La construction du barrage Assad sur l’Euphrate et la réforme agraire, malgré les ratés, ont des effets positifs.
La fin des années 1970 voit se développer, surtout à Alep, une fronde anti Assad, animée par une opposition en partie islamiste (les Frères musulmans), mais aussi favorable à un libéralisme économique et à des réformes, à laquelle adhèrent des notables musulmans issus de la vieille aristocratie citadine. D’autres villes sont touchées de façon moins virulente, comme Damas ou Homs, puis les événements de 1982 à Hama sont tragiques. Alep est à nouveau punie pour sa fronde, investie et quadrillée par l’armée pendant un an en 1979-80, mais après le bâton, la politique de la carotte est pratiquée et progressivement Alep rentrera en grâce…
Après la mort de son père en juin 2000, Bachar al-Assad développe un mouvement favorable aux villes, animé par le libéralisme économique et la volonté de développer l’économie du pays : Alep en profite, et la ville se modernise et consomme, avec la création de malls, centres commerciaux et de supermarchés, le rétablissement des transports en commun, la réalisation d’infrastructures urbaines, de jardins, l’installation de dizaines de grandes entreprises textiles clés en mains et pour d’autres productions industrielles. Les investissements pour la rénovation des infrastructures dans les quartiers anciens sont efficaces, ainsi que les investissements touristiques et la restauration de nombreux monuments et de parties du tissu urbain historique. La bourgeoisie capitaliste, qui prospère, est sans doute devenue un soutien du régime, et Bachar al-Assad compte peut-être sur elle pour tenir la ville, au moins pour ne pas ajouter de problèmes. La prospérité économique avait aussi profité aux populations plus démunies des quartiers de l’est.
Ces facteurs peuvent expliquer le délai d’un an avant que la ville ne soit prise par la guerre avec l’entrée des rebelles en juillet 2012. Leur entrée en ville, ainsi que les provocations du régime enclenchent les processus de violence. La militarisation du conflit est considérée par le pouvoir comme le meilleur moyen de mater les manifestations non armées d’une opposition pacifistes qui se maintenait et s’exprimait à Alep et ailleurs en Syrie.
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COMMENT L’HISTOIRE EXPLIQUE L’ACTUALITÉ D’ALEP. PARTIE 2. QUELLES RAISONS HISTORIQUES PEUVENT-ELLES EXPLIQUER QUE LA VILLE SOIT UN ENJEU AUJOURD’HUI ? 
ARTICLE PUBLIÉ LE 11/11/2016

Par Jean-Claude David
Jean-Claude David est actuellement chercheur associé à l’équipe Archéorient du CNRS dans la Maison de l’Orient et de la Méditerranée, à Lyon (France).

L’antagonisme ville/non-ville ou les difficultés de faire de la ville avec ce qui n’est pas la ville : un clivage qui se perpétue à travers les siècles

Les quartiers anciens de l’est sont l’embryon des quartiers illégaux et informels construits dans leur prolongement à partir des années 1960, où vivent entre un million et un million et demi d’habitants avant la guerre actuelle.
Dans les années 1980, les Alépins des quartiers bourgeois qui ne se rendaient jamais dans les quartiers de l’est où rien ne les appelait, quartiers qui existaient pour eux surtout comme une menace, conseillaient au chercheur étranger de se faire accompagner pour y circuler. Cette perception des quartiers de l’est exprimait l’ignorance réciproque des habitants, pourtant très majoritairement musulmans sunnites à l’est comme à l’ouest, et surtout la très ancienne perpétuation d’un antagonisme culturel entre les citadins et les gens de tribus et d’origine rurale on nomade, les uns et les autres habitants de la ville et indispensables à son fonctionnement social et économique.

Deux modèles de peuplement à l’époque ottomane : les nouveaux quartiers hors les murs au nord et à l’est

Les territoires du Moyen-Orient n’ont pas été hiérarchisés par la féodalité. Les villes comptent parmi les ancrages indispensables pour la maîtrise des territoires et de la société ; mais elles ne sont pas toujours aptes à jouer ce rôle et à faire le lien entre le pouvoir central et les régions. Dans le dernier siècle ottoman, alors que les tribus campent parfois aux portes des villes, l’emprise de leur contrôle ne va pas beaucoup plus loin que leurs propres limites : à la fin du XIXe siècle, les campagnes sont minées par la « protection » lourde ou des formes d’exploitation par les tribus bédouines, contre lesquelles les pouvoirs urbains ne sont pas efficaces ; le mandat français agit énergiquement et avec succès pour la pacification et la sédentarisation des nomades.
Deux difficultés actuelles sont héritées d’un passé ottoman proche, mais leurs causes sont beaucoup plus anciennes : il s’agit de l’incapacité d’assumer ce rôle de transmission du pouvoir central, mais surtout de la difficulté croissante rencontrée, du fait de la pression démographique dans la seconde moitié du XXe siècle, pour organiser les villes, affronter les problèmes liés à leur croissance accélérée et pour fournir le minimum de services et de moyens de vivre à une population relativement démunie. A partir des années 1950, l’exode de villageois et d’habitants des petites villes est croissant et les départs vers les grandes villes sont de plus en plus nombreux qui, à Alep, reprennent et prolongent les orientations traditionnelles des installations en ville dans les vastes quartiers hors les murs au nord et à l’est, à la suite des développements commencés à l’époque mamelouke.
Les quartiers d’Alep hors les murs au nord, très mélangés, sont nettement citadins et reliés fonctionnellement aux souks centraux. Ils reçoivent un fort peuplement chrétien pendant la période ottomane, autour des églises primitives, et resteront les noyaux de cette minorité jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, l’indépendance, et l’accélération du développement de la ville. Ces quartiers sont très mélangés socialement et du point de vue confessionnel et ethnique et contiennent une riche aristocratie chrétienne et musulmane de négociants et de banquiers, des commerçants et des artisans qui constituent une classe moyenne, des ouvriers et des artisans modestes qui travaillent dans le textile (tisserands) et ses annexes (teinturerie), et la petite métallurgie traditionnelle. Au cours du XXe siècle et encore récemment, les nouveaux quartiers chrétiens, arabes ou non arabes, s’étendent toujours en direction du nord, et secondairement vers l’ouest, toujours mélangés ou voisins de quartiers non chrétiens, arabes et non arabes, kurdes, turkmènes et chrétiens arméniens. Ils deviennent rapidement urbains, les habitants ayant perdu la plupart de leurs liens autres que familiaux avec leurs lointaines régions d’origine. Ces populations se caractérisent par la rareté des activités de contact avec le monde rural et la faiblesse du lien avec l’arrière pays rural dans cette direction. Ces quartiers sont l’un des embryons des futurs quartiers de l’ouest en projet déjà dans un plan de la ville vers 1900 (plan Chartier) et qui commencent à se peupler après la Seconde Guerre mondiale.
Les quartiers hors les murs à l’est, tout en étant citadins aussi à leur façon, notamment par l’architecture, les matériaux de construction dominants, l’organisation des services urbains et enfin l’importance des waqf-s, cependant plus faibles que dans d’autres quartiers, sont beaucoup moins urbains socialement. La partie développée à l’époque mamelouke, avec de grandes mosquées et des hammams, des souks et tout l’équipement caractéristique des villes, englobée dans le nouveau mur d’enceinte avant la conquête ottomane est devenue urbaine en étant rattachée matériellement au corps de la ville. Mais après cette annexion, la nouvelle extension hors les murs à l’époque ottomane reste caractérisée par les liens étroits avec le monde rural, avec des souks spécialisés et les khans/entrepôts des produits de la campagne, et des liens tribaux avec des populations extérieures à la ville. Les noms des quartiers inscrits sur le cadastre de 1930, Baggara, Sakhkhané, Qorbat, etc. , témoignent encore de leur peuplement d’origine par des tribus et des groupes divers, des caravaniers (liens avec Sfiré, Soukhné… ), des kurdes et des turkmènes, des Qorbat (Nawar ou gitans), des janissaires. Ils se sont développés toujours vers l’est, le long de deux axes d’activité économique en lien avec le monde rural, le souk de bab al-Neirab spécialisé dans des activités liées au bétail et le quartier et le souk de Banqousa avec de grands entrepôts de céréales non loin des lieux de préparation du bourghoul (précuit et séché). Ces longs axes de sorties de la ville vers les routes et les villages de la steppe du sud-est, de l’Euphrate et de la Jéziré, sont encore ceux du développement des quartiers de l’est bombardés actuellement avec acharnement par le régime.
Ce clivage de l’espace urbain entre ville intra-muros et « non-ville dans la ville » dans les quartiers de l’est, existe depuis des siècles dans une continuité culturelle qui a quelque chose à voir avec des commentaires d’ibn Khaldoun dans ses prolégomènes (muqaddima). Ce clivage qui se perpétue et se transmet à travers les siècles, reflète l’organisation informelle et non institutionnelle de l’entrée dans la ville des non citadins d’origine nomade ou sédentaire, mais généralement appartenant à un système tribal (JC David 1996). Ces quartiers des « mal sédentarisés » et des groupes non libérés de la solidarité de sang, de la ‘asabiyya, se trouvaient au Moyen Âge au sud-ouest de la ville, au Hader, quartiers totalement détruits lors de l’invasion mongole en 1260 (Sauvaget Jean, 1942). Le nom de Hader, significatif d’une installation ou d’un campement, d’un statut particulier en marge de la ville, existe encore notamment à Hama et dans le nom de la ville de Hatra en Irak. Les meneurs des émeutes de 1850 à Alep qui visaient d’abord le pouvoir ottoman et les réformes modernistes qu’il entreprenait, puis s’étaient tournés contre les chrétiens, étaient partis de ces quartiers où ils avaient trouvé des moyens d’action en hommes et en population (encouragés par les femmes dans les marches, criant allahou akbar).
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Crédits photo : "Espace social, espace de la guerre : l’est et l’ouest à Alep. Aout 2014, Jean-Claude David et Thierry Boissière, dessin Hélène David-Cuny.

Les mécanismes de l’exclusion : la ville ne peut accepter la permanence de l’esprit de corps et de la ‘asabiyya

Les principes de l’exclusion ou des ségrégations à Alep ne sont généralement pas confessionnels et sont rarement ethniques, et ne se traduisent pas essentiellement par la mise en place de ghettos chrétiens, juifs, chiites ou sunnites ou encore kurdes ou arméniens. Les populations des quartiers de l’est sont d’une part mises à l’écart par les citadins de l’intérieur et d’autre part restent à l’écart par auto exclusion, non pas seulement du fait de leur origine rurale mais du fait de la conservation de leur pratique d’une organisation tribale et surtout d’une identité fortement marquée par la ‘asabiyya, ou l’esprit de corps, avec des systèmes d’allégeance, un respect des liens du sang et des devoirs qui les constituent et qui constituent ou maintiennent la conscience groupale et la cohésion sociale, avec un mode de vie spécifique, se regroupant dans les mêmes quartiers (Hivernel J., 2001, 2004…). Ces populations urbaines habitent dans des quartiers périphériques mais elles gardent pourtant un rôle dans la ville d’intermédiaires indispensables avec le monde rural.
Un changement essentiel qui bouleverse le contexte politique est la naissance de la Syrie après la Première Guerre mondiale, d’abord sous mandat français, puis indépendante à partir de 1946 et du départ des derniers soldats de l’armée d’occupation. Alep devient un chef lieu de province et Damas est la capitale nationale, où se trouvent le gouvernement, les ministères et où sont prises les décisions vitales qui concernent tout le pays. En l’absence de démocratie et sans réel Parlement représentatif, ce ne sont plus les villes et les régions qui gèrent leur budget d’équipement mais le pouvoir central, et en général pendant plus d’un demi siècle les budgets pour Alep sont réduits et les investissements faibles. Assez rapidement, la dictature s’affirme et les décisions sont prises de plus en plus dans l’intérêt d’individus, d’une famille, dans le clan Assad. Centralisation et corruption se développent. En dehors de la capitale, le politique s’extériorise peu, sinon dans une opposition souvent pourchassée. Le statut de nain politique d’une ville comme Alep se confirme. Mais les intérêts du clan Assad sous Bachar correspondront à nouveau avec ceux d’Alep….

Ville/non ville : une cause de la guerre actuelle et de l’urbicide en cours à Alep

En été 2012, quand les rebelles entrent à Alep, ils cherchent à s’installer dans les quartiers de l’est, sans doute parce qu’ils se sentent plus proches socialement de leurs populations alors que les quartiers de l’ouest leur sont plus étrangers et ne peuvent être conquis que par les armes. Les quartiers de l’est sont habités surtout par une population d’origine rurale ou venue de petites villes, installée à Alep depuis une ou quelques générations. Les quartiers ouest contiennent une bourgeoisie moderne, surtout sunnite mais avec des minorités surtout chrétiennes, ainsi que la plus grande partie des infrastructures de l’État et du régime pour la ville et la région, notamment celles qui dépendent de l’armée, ou sont liées à la sûreté et au renseignement : Base de l’artillerie, Renseignement militaire, Académie militaire, Base de la défense aérienne, Base de l’armée, Renseignement des forces aériennes, Centre militaire de la recherche, Palais de justice, centres de rétention et de torture, Université d’Alep, réservoirs d’eau de la ville.
Les quartiers de l’est ne contiennent que peu de services de haut niveau pour la ville, mais des écoles, des mosquées moins nombreuses et plus petites qu’ailleurs, des petits souks populaires informels ou construits par la Municipalité et la Chambre de Commerce, des zones artisanales informelles. Dans les rues étroites les voitures sont rares ; une desserte par microbus et taxis-services fonctionne. Les rebelles s’installent dans ces quartiers qui les reçoivent pourtant sans enthousiasme, de même que dans certains quartiers populaires situés au sud-ouest, socialement mélangés, Saïf al-Daoulé, Ansari, Salaheddine, qui ont été l’objet de violents combats en 2012-2013 et sont restés depuis divisés par une ligne de front. La situation actuelle est à peu près celle de juillet 2012, qui se calque sur un héritage ancien de répartition sociale.

Alep, enjeu dans la guerre actuelle

Plusieurs raisons peuvent expliquer qu’Alep soit un enjeu de la guerre actuelle. Ces raisons ne sont pas juxtaposées et indépendantes, mais constituent des systèmes d’interactions étroitement enchevêtrés. L’histoire, ancienne ou récente instrumentalise les données naturelles et permet de comprendre l’ensemble.
Pour le régime, Alep est une grande ville en soi qu’il faut avoir ; mais elle est aussi un site stratégique central entre les régions de la Syrie riche ou utile, à l’ouest, tenues par le régime et les rebelles de l’ancienne ASL et modérés, et au nord et à l’est les régions en retard et à la démographie incontrôlée, dominées par Daesh et les Kurdes, avec quelques lambeaux occupés par régime. Le contrôle d’Alep passe par la reconquête des quartiers de l’est.
Les stratégies de conquête ou de reconquête de territoires par les belligérants expriment clairement que la ville est coupée en deux parties qui sont bien plus que deux quartiers, sans pourtant constituer deux villes. Le régime occupe l’ouest où sa présence n’est pas réellement remise en question, tandis que le reste de la ville est l’enjeu des combats. Mais la teneur réelle des enjeux est ambiguë, car elle n’est pas seulement territoriale. Il est clair que l’objectif de reconquête n’est pas seulement de récupérer un ensemble de quartiers pour les réintégrer à l’entité urbaine et reconstituer une unité qui a toujours été partielle et inégale, mais au mieux de récupérer un espace nettoyé de ses habitants pour l’urbaniser à nouveau suivant de nouvelles normes et éventuellement en partie avec de nouveaux habitants et des nouvelles activités, un espace vidé des rebelles qui s’y sont installés et des habitants qui les hébergent bon gré mal gré, tout ceci avec l’aide des Russes sans doute, en reproduisant peut-être le modèle de Grozni.
Les caractéristiques des habitants des quartiers nord, est et sud-est sont une des raisons de ce nettoyage, qui n’est pas confessionnel ou ethnique comme il était perçu par exemple en Bosnie, mais social/sociétal. Les habitants de ces quartiers de l’est, que ce soient ceux des espaces historiques de la ville mamelouke et ottomane, ou les nouveaux habitants installés surtout depuis les années 1960, sont en majorité des populations défavorisées, occupant des logements construits illégalement. Leurs professions, quand ils en ont, sont souvent des emplois informels et non déclarés, même s’ils représentent des masses de travailleurs et un chiffre d’affaire important pour la ville, dans la petite métallurgie, le cuir et la chaussure, entre autres ; les petits ateliers s’étaient multipliés avec la prospérité générale installée avec la faveur de Bachar al-Assad, mais aucune statistique ne le confirme.
Ces quartiers héritent aussi de plusieurs décennies d’urbanisme municipal et d’action de l’État, en fait de ségrégations et d’un filtrage social qui semble organisé (voir Sakkal 2014, et David 2014). Pourtant, ces quartiers devaient représenter avant la guerre, en 2010, à peu près la moitié de la ville, soit entre un million et un million et demi d’habitants, masse considérable marginalisée systématiquement par le pouvoir, malgré quelques tentatives de gestion et d’amélioration, surtout du fait d’initiatives locales (parfois la Municipalité et la Chambre de commerce). Le plan directeur approuvé en 1974 pour vingt ans appliquait les directives de la municipalité pour réaliser cet objectif de ségrégation sociale, choisissant de localiser à l’ouest les zones à urbaniser destinées à la bourgeoisie et à une classe moyenne de fonctionnaires et de professions libérales, de militaires, accédant à la propriété généralement par le système des coopératives professionnelles. En revanche, les zones au nord, à l’est et au sud étaient destinées à être occupées par d’immenses ensembles d’habitat populaire, Masaken Cha‘abiyé, dont quelques uns ont été construits (Hanano au nord-est, Seif al-Daoulé au sud-ouest, très insuffisants), les autres espaces ayant été urbanisés suivant des procédures sommaires de lotissements illégaux où des espaces sont réservés pour la voirie et les services, les écoles, les jardins publics et les places. Dans les quartiers de l’est, les procédures autorisaient une forme d’accès à la propriété grâce à la constitution de sociétés foncières (Sakkal Salwa 2014) et la distribution de parts dans la société plutôt que de parts de terrain, solutions auxquelles participaient les géomètres de la municipalité. Ces lotissements ont été légalisés a posteriori, ce qui revenait à confier implicitement la construction de l’habitat des plus pauvres à leurs propres moyens, sans cependant les spolier totalement. Cette solution reflète la carence de l’État sinon une politique consciente de rejet d’une partie des habitants.

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γ' μέρος: http://www.lesclesdumoyenorient.com/Comment-l-histoire-explique-l-actualite-d-Alep-Partie-3-La-destruction-du.html

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