jeudi 22 septembre 2016

Ο καπνός στην Οθωμανική Αυτοκρατορία.

Notes sur les objets du tabac dans l’Empire ottoman, par Alain Servantie

Les ateliers d’été de l’Institut d’histoire culturelle européenne Bronislaw Geremek, qui ont eu lieu au Château des Lumières de Lunéville les 11, 12 et 13 juillet 2016, avaient pour thème: Objet(s)
Alain Servantie, membre de la Société Belge des Études Orientales et de la Société Asiatique, nous livre un éclairage passionnant sur les modes de consommation du tabac et sur les objets qui lui sont liés dans l’empire Ottoman, à travers des textes du 19e siècle.
Le café, opiat, tabac, pétun, opium,
Voilà cinq produits qui nous rendent heureux
.[1]
https://ihcercle.hypotheses.org/258?utm_source=lettre

1.          Introduction sur l’histoire du Tabac dans l’empire Ottoman

On sait que le tabac, découvert sur Hispaniola par Christophe Colomb, a rapidement été diffusé par les marins dans tous les ports qu’ils fréquentaient. Le tabac aurait été introduit dans l’empire Ottoman autour de 1580, par les marins vénitiens, génois, anglais, et vendu comme médicament[2]. Tôt il eut beaucoup de succès chez les ulémas et les grands de l’Etat, et dans les cafés, il y avait « tellement de fumée qu’on ne pouvait plus se voir. Sur les marchés et les places, les pipes ne tombaient plus des mains. À expirer sans cesse, l’odeur s’est répandue dans les marchés et les quartiers, et on a écrit et récité partout des poèmes stupides », note l’historien Peçevi[3]. Aux 17-18e siècles, plus de quatre-vingt-dix traités ont été écrits dans l’empire ottoman, en arabe ou turc, sur les avantages, les inconvénients du tabac, et l’attitude religieuse à avoir à son égard. Trois seulement ont été traduits dans des langues occidentales. Ahmed al- Rûmî el-Akhisarî, dans le Traité du Tabac écrit vers 1630[4] et Kâtip Çelebi, dans  La balance de la vérité , écrit en 1656, estiment, comme Peçevi[5], que le tabac répand de mauvaises odeurs, est mauvais pour la santé, cause des incendies ; d’un autre côté à son avantage, on peut supposer qu’il favorise le sommeil, réduit l’humidité. Le sultan Murat IV, en 1633, suite à un incendie attribué aux tabagies des cafés, les fit fermer et instaura la peine de mort contre les fumeurs, les faisant pendre une pipe passée par le nez ou dans la bouche, ou une blague à tabac pendue au cou[6].
En tout cas rien dans le Coran ne permet de le prohiber, ce qu’a endossé une fatwa du Cheykh-ül-islam Bahâî Mehmet Efendi en 1649. Toutefois l’utilisation en turc du mot « boire » (la fumée) pour signifier « fumer », comme d’ailleurs dans d’autres langues de la région (arabe, persan, grec), laisse latitude aux autorités religieuses d’interdire de boirependant la journée tout au long du Ramadan[7]. En 1910, à Istanbul, la première personne fichée sur un dossier anthropométrique appliqué selon les méthodes de la police française, a été condamnée à un mois de prison pour avoir fumé en public pendant le Ramadan[8].
L’interdiction de fumer du tabac est tombée en désuétude sous Ibrahim Ier(1640-48), et a été abrogée sous Mehmet IV (1648-87). La culture du tabac s’est rapidement répandue au 17e siècle en Macédoine (Yenice, Kırçaali) et en Syrie (Lattakieh), puis dans le Caucase, en Crimée et en Anatolie orientale (Bitlis, Bafra), tabacs figurant tous dans le pavillon ottoman à l’exposition universelle de Paris en 1867[9]. Le premier impôt sur le tabac a été créé en 1687[10]. Dans les années 1970, la production de tabac faisait vivre 750.000 familles dans près de 6.000 villages et constituait le principal produit d’exportation agricole turc[11]. Le monopole des tabacs créé en 1861- Inhisar-i duhan, mis, en 1884, entre les mains de la Dette Ottomane sous le contrôle d’une Régie des tabacs, est devenu en 1932 Tekel Genel Müdürlügü [Direction générale du monopole]. Ses activités relatives au tabac ont été privatisées et vendues en 2008 à la Bat (British- American Tobacco)[12].
Dès la fin du 17e siècle, les pipes, relèvent les voyageurs, sont offertes aux visiteurs avec le café : offrir de fumer une pipe devient ainsi un élément essentiel de l’hospitalité. Elle amène à une spécialisation dans le rôle de serviteurs des grands de l’empire : en 1721, l’ambassadeur turc à Versailles, Yirmisekiz Mehmet Çelebi, a dans sa suite “celuy qui luy remplit la pipe”. Au sérail, le  tütüncü ou duhancı bașı (chef du tabac) était un janissaire avec rang de vizir, qui disposait d’une chambre personnelle[13].
Venu participer à l’inauguration de la ligne de l’Orient-Express en 1883, Edmond About regrette qu’à Istanbul, avec le café, on offre des cigarettes au lieu des longues pipes: autrefois, “le çubukçu de la maison s’avançait vers vous gravement, une longue pipe à la main. Il mesurait avec soin la distance, posait à terre un petit plateau de cuivre ou d’argent, y déposait le fourneau de l’instrument, puis décrivait savamment un arc de cercle avec le bout d’ambre pour l’amener tout juste à vos lèvres. Ce travail accompli, il mettait le charbon sur la pipe s’il n’avait commencé par la fumer lui-même au seuil de la porte avec une douce familiarité… Il fallait tout un personnel attaché aux chibouques dans les maisons qui recevaient beaucoup. Avec un demi-cent de cigarettes sur un plateau, la politesse est faite, la tradition est respectée, l’honneur de l’hospitalité orientale sauvegardé et le tracas réduit à rien. »[14]
Bal à l'ambassade ottomane
Fig. 1- Dessin de Cham, vers 1855. Coll. AS

Aujourd’hui les campagnes antitabagiques occidentales, relayées par des associations turques comme la Turkish Association for Fighting Smoking, créée en 1999[15], commencent à avoir des échos en Turquie sur la consommation. Depuis 2008, il est interdit de fumer dans nombre de lieux publics. La consommation stagne : 1500 cigarettes par an et par habitant (la Grèce, premier consommateur mondial, consomme le double).
L’article vise à orienter une recherche linguistique et culturelle sur les termes du tabac et de ses objets dans l’aire culturelle de l’empire ottoman, en ayant recours aux principaux dictionnaires de la langue turque du 19esiècle[16].

2.          Les Tabacs

Dans l’aire culturelle ottomane, la désignation du tabac a subi une fortune variée.
En turc aujourd’hui, tabac se dit tütün, ﺘﻮﺘﻮﻦ (du verbe tütmek, fumer). Le mot est passé tel quel en bulgare : тютюнъ ; en roumain tutun , en polonais tyton; en romani tutuni.
Pourtant l’ottoman faisait officiellement plutôt usage de duhan de l’arabeduħān ﻥﺎﺧﺩ (fumée), qu’on retrouve dans nombre de mots utilisés au 19esiècle disparus de l’usage aujourd’hui: fumeurs: duhannûşân  [ﻨﻮﺵ ﻥﺎﺧﺩ][17]; monopole des tabacs : inhisar-i duhan ; impôt sur le tabac : resm-i duhan ; fumoir : duhanhane  (les guides de conversation du 19e siècle placent la consommation du tabac plutôt dans les cafés); chef du tabac : duhancıbaşı.
Dans l’aire ottomane, le mot est resté avec le sens de tabac en serbo-croate et en albanais : duhan ; en hongrois dohány. L’aire de diffusion deduhan reflète un usage de la langue ottomane par les hauts fonctionnaires et militaires de l’empire, quand la diffusion de tütün reflète un usage plus populaire notamment dans les régions sans présence de représentants de l’empire – Roumanie, Pologne.
Curieusement le mot tabac réapparaît dans un emploi très spécifique, le tabac de narghilé ou « tabac persique »: tömbeki (du persan : ﺘﻨﺒﺎﻛﻮ,) [ﺘﻮﻤﺒﻜﻯ ]>, tenbaku  [ﺘﻨﺒﺎﻜﻮ] (ﺘﻨﺒﺎﮝﻮ)[18], kurde : tembekî. Les amateurs : tömbekikeș ; marchand de tönbeki :  tönbekici[19]. Le terme reflète l’introduction du tabac en Iran par les marins portugais. Selon Cardon, on ajoutait au tombéki des morceaux d’aloès, du haschich, voire de l’opium. La spécificité du mot marque la claire distinction faite entre la consommation de pipes et celle de narghilés, que nous analyserons ci-dessous.
Le tabac à priser était désigné par un mot spécial : enfiye [ﺍﻨﻔﻴﻪ], dérivé de l’adjectif arabe « relatif au nez, nasal ». Le commerce en est fait par un marchand spécialisé-enfiyeci.   Les tabatières en turc ottoman étaient désignées par un mot emprunté aux marins désignant le « tabaco » :tabaka, [ﻂﺒﻘﻪ ou ﺘﺎﺒﺎﻘﻪ], qu’on retrouve dans le même sens en grec : ταμβάκος , ou en roumain : tabac. Les tabatières ont donné lieu au développement d’une riche industrie de boîtes en buis, en argent, en or, incrustées de pierres précieuses. L’ambassadeur turc auprès de Louis XV, Mehmet Saïd Efendi, en 1742, reçoit en cadeau de départ quatre tabatières en or. Alternativement, on pouvait garder son tabac dans une blague, petit sac de satin de soie ou d’une autre étoffe, brodé, serré par des glands dorés, comme celle que Casanova se voit offrir à son départ d’Istanbul en 1745… [tütün kesesi][20]
Nous ne nous étendrons pas ici sur les objets accompagnant la consommation de tabac ; cassolette ou braseros pour allumer la pipe ou le cigare ; briquets[21].
Le plaisir de fumer en silence, keyf, est un cliché des voyageurs du 19esiècle. L’usage de l’opium en Anatolie est relevé par Ibn Battutah, au Moyen-Âge, selon Evliya Çelebi, était en vente dans seize boutiques de l’Istanbul du 17e siècle, près la mosquée de la Süleymaniye ; les opiomanes-esrarkeș– « la langue pendante, se grattant, faisant du brouhaha, s’enfonçant dans le sommeil »[22]. Ils apparaissent dans les marionnettes de Karagöz. La production turque de pavot est passée sous coupe anglaise au 19e siècle, pour approvisionner le marché chinois. En 1867 pourtant, une collection d’opiums turcs est envoyée à l’exposition universelle de Paris[23].
Constantinople, Café de Galata, sd
Fig. 2 Constantinople, Café de Galata, sans date

3.          Pipes

A la différence des pipes en terre cuite, spécialité hollandaise, les Ottomans ont tôt eu recours à des pipes en trois pièces, faisant appel à trois types de métiers : le fourneau, le tuyau et l’embout. Le mot désignant le tuyau (çubuk) a été pris dans le sens de « pipe » en général,  alors que le mot pipo, [ﭙﻴﭙﻮ] – grec πίπα-, emprunté à l’italien, n’est apparu qu’au 19esiècle pour désigner les bouffardes ou courtes pipes occidentales en une ou deux pièces.
Aux 17-19e siècles, les fourneaux ou noix de pipe ( Bianchi) -en turc et persan lüle (ﻟﻮﻟﻪ),  façonnés d’un argile jaune, ciselés, burinés, gaufrés, imprimés d’ornements à la roulette représentant fleurs, lions, oiseaux, incrustés d’argent, étaient cuits dans des moules enduits d’huile de sésame[24].  Mi 17siècle, Evliya Çelebi compte 40 boutiques de fabricants – lüleci – à Istanbul, employant cent personnes, dans le quartier du vieux marché, tenues par des juifs bijoutiers en perles[25]. Une rue du quartier de Tophane (Lüleciler caddesi) rappelle la présence de ces artisans. L’usage des pipes disparaissant, la dernière fabrique a été fermée en 1928 ; désormais les fourneaux de pipes ottomanes font l’objet d’études archéologiques[26].
Le tuyau ou calumet çubuk , écrit chibouk ou chibouque (ﭽﺒﻮﻖ, ou ﭽﻮﺒﻖ, en grec : τσιμπούκι ou, ou plus littéraire : καπνοσύριγξ- ; en albanais : çibuk etllullë) est abondamment décrit par les voyageurs auxquels on l’offrait. De 30-40 cm jusqu’à 1½- 3 mètres de long, ils étaient faits de bois de cerisier, de jasmin, de baumier, de rosier, de noisetier, voire d’ivoire, incrustés d’or, d’argent, de nacre ou de corail. Une rue du quartier de Beşiktaş à Istanbul rappelle la concentration du métier (Çubukçular sokağı). Les çubuk donnaient lieu à un commerce important : exportations d’Iran ; en Crimée, fin 18e siècle, on en vendait chaque année 200.000[27]. Comme on peut voir sur la gravure ci-dessous, les cafés disposaient de râteliers à çubuk (çubukluk), où les pipes étaient rangées, avec leurs fourneaux, pour les visiteurs ; ceux-ci devaient apporter leurs embouts personnels pour l’adapter sur le tuyau.
Fig. 3. Constantinople, café avec vue sur la Corne d’Or, fin 18e
Fig. 3. Constantinople, café avec vue sur la Corne d’Or, fin 18e
Les embouts ou bouquins (imâme -ﺇﻤﺎﻤﻪ- aujourd’hui ağızlık), adaptables sur les tuyaux pouvaient être faits de corail, ivoire, corne, mais la matière préférée était l’ambre de la Baltique blanc, perlé et rempli de nuages ou nuance citron pâle[28]. Les plus riches les faisaient cercler d’une bague d’argent, d’or émaillé, quelquefois de diamants  ou pierres précieuses. La fabrication de ces bouquins semble s’être concentrée chez les artisans utilisant l’ambre pour des colliers ou des chapelets (tesbih). Pour les moins riches, il y avait aussi des imitations d’ambre en verre coloré de Bohème. Aujourd’hui, les embouts des pipes en écume de mer – ce qui reste de fabrication de pipes en Turquie- ne sont faits que de vulgaire plastic.
Curieusement, l’écume de mer (meerschaum) la plus appréciée aux 18e et 19e siècles, comme matière première, provenait d’Eskişehir en Anatolie, et a été largement utilisée pour la fabrication de pipes principalement d’abord à Vienne, puis à Paris. En 1869, 10.000 mineurs y étaient employés; 19500 caisses, soit 418 tonnes, étaient exportées. En 1855, Cardon, fabricant parisien voulant concurrencer les Autrichiens, visite les carrières, passe un contrat avec un producteur local d’écume de mer[29].
La fabrication de pipes à partir d’écume (lüle taşı : « pierre de fourneau ») n’a vraiment commencé en Turquie qu’à partir de 1967, quand l’exportation de matière première brute a été interdite par le gouvernement turc. La fabrication de pipes en écume de mer, disparue en Europe, a atteint 110.000 pièces en 1963, mais est retombée. La production annuelle d’écume est tombée de 60 – 90 tonnes par an dans les années 1960 à 5 tonnes dans les années 2010. Tant le déclin de l’usage de la pipe, en général, que pour la production turque, la qualité médiocre des embouts en plastique, et la conventionalité des modèles imposée par les usages locaux (maharadjah, chevalier, sirène, main de femme, tête de femme, griffe d’aigle, lion, tête de tigre, crâne) – par comparaison avec la féconde imagination des producteurs viennois ou parisiens d’antan- ont entraîné un déclin de la demande. Un musée d’écume de mer a toutefois été ouvert en 2008 à Eskișehir[30].

4.          Le narghilé

Le narghilé – quelquefois écrit narguilé – en turc nargile (ﻨﺎﺮﮜﻠﻪ)– est un mot d’origine persane, ayant sens de noix de coco. On employait aussi- quelquefois kalyûn, de l’arabe (ﻘﺎﻠﻴﻮﻥ, ﻘﻠﻴﻮﻦ], similaire au mot persan signifiant bouteille [ﻏﻠﻮﻦ] ; houka en Inde. Le corps – gövde-, ou aussi bouteille- șișe ( شيشه ) peut être fait en cristal de Bohème incrusté d’or ; ou acier. Selon Gautier les narghilés peuvent être « damasquinés, niellés, guillochés d’une façon merveilleuse, et d’un galbe aussi élégant que celui des plus purs vases antiques; les grenats, les turquoises, les coraux et d’autres pierres plus précieuses ». À l’exposition universelle de 1867, sont exposés des narghilés en argent massif avec des ornements repoussés et ciselés, des carafes de verre où la fumée se déroule en dessins fantastiques, «  tandis qu’à chaque aspiration montent, descendent et tournoient de petits poissons de verre soufflé ou des fruits rouges »[31].
Les tuyaux élastiques sont appelés marpuç (ﻤﺎﺮﭘﭻ), d’un mot persan ayant le sens initial de serpent. Un marché des fabricants de tuyaux – Marpuççular Hanı-, existe toujours près du marché égyptien à Istanbul. Les embouts étaient les mêmes que ceux qui servaient à fumer les chibouks. Les fourneaux peuvent être de terre ou de métal[32].
Le narghilé apparaît en français en 1773, dans la traduction du voyage en Arabie de Carsten Niebuhr[33]. Sallaberry, en 1791, voit à Istanbul une pipeasiatique, pipes élastique, en cuir[34]. Olivier, en Iran en 1807, estime que le narghilé est propre au pays qu’il visite alors que les Turcs préfèrent les pipes : « cette manière de fumer exige… plus d’appareil que la pipe turque ; et elle est peut-être plus malsaine, puisqu’il faut aspirer avec effort, et faire parvenir la fumée toute entière dans la poitrine, au lieu qu’avec la pipe on se contente de l’amener dans la bouche… Les Persans ne fument pas leur narguil aussi souvent que les Turcs fument leur pipe : c’est ordinairement le matin et le soir, et deux ou trois fois dans la journée, qu’ils en tirent quelques bouchées, tandis que les Turcs fument du matin au soir[35]. Barthélémy rapporte que ceux qui se déplaçaient, adaptaient au récipient un tuyau très court, pour  s’en servir même à cheval[36].
Le narghilé inspire aux romantiques une volupté rêveuse : Thackeray, en 1844, se délassant sur un divan au hammam, fume « un narghilé, qui a le goût que le tabac doit avoir au paradis de Mahomet»[37] Pour Gautier, en 1850, «c’est le sybaritisme du fumage, de la fumerie ou de la fumade. » Pour Pierre Loti, c’est l’essence de l’orientalisme, qu’il fait goûter dans le silence, le recueillement, le temps arrêté, à ses visiteurs parisiens[38]. Chez Jules Verne, le marchand turc de tabac, Keraban, est fidèle à son narghilé : «C’est là tout mon harem, et il n’y a pas de femme qui vaille une pipe de tombéki! » Avec son hôte hollandais, ils demeurent « silencieux, les yeux à demi fermés, et comme appuyés sur les volutes de vapeurs qui leur faisaient un édredon aérien. « Ah ! voilà qui est de la volupté pure ! dit enfin le seigneur Kéraban, et je ne sais rien de mieux, pour passer une heure, que cette causerie intime avec son narghilé! »[39]
Ou comme écrit Barthélémy :
« Heureux le grand seigneur de l’Inde et de la Perse ;
Tandis qu’à ses côtés un esclave lui verse
l’extase des élus dans les flots du moka,
Un autre est à ses pieds, penché sur son houka,
Merveilleux appareil, où la tiède fumée
Refroidie en passant par une eau parfumée,
Par un long serpentin, qu’elle suit lentement,
Dépose l’âcreté d’un impur sédiment ;
Ainsi, pour ses plaisirs, le maître le réclame ;
Car il traite la pipe à l’égal de la femme,
Et veut que l’une et l’autre, exemple de levain
arrive à ses baisers en passant par le bain. [40]
Pour Cardon, on fume le narghilé « le plus souvent au harem à l’heure du kief, lorsque par le rêve on se prépare à des voluptés plus ardentes. »
La volupté du narghilé est associée aux femmes du harem dans les cartes postales de la fin du 19e siècle, laissant entendre une métaphore de l’instrument:
Fig. 4. Femmes de Constantinople, carte postale fin 19e
Fig. 4. Femmes de Constantinople, carte postale fin 19e
Le narghilé a perdu beaucoup de son prestige au 20e siècle, déprécié par les élites « progressistes », républicaines[41]. Dans les années 1960, des touristes anglais emmènent le romancier stambouliote Aziz Nesin fumer un narghilé avec le café, mais maladroitement souffle dans le tuyau au lieu d’aspirer, inspirant peut-être la scène du capitaine Haddock dans le film la Toison d’or[42]. La mode actuelle du narghilé est encouragée par les touristes cherchant un exotisme. Le mot bouteille, şişe, est passé dans l’usage d’aujourd’hui en français substituant chicha à narghilé –  mais non en turc.

5.          Cigares & Cigarettes

Cardon dès 1855 note que la cigarette (sigara) prend la place de la pipe, et a fortiori du narghilé en Turquie : « La cigarette, Dieu la maudisse ! est entrée au sérail à la barbe des Mollahs ; elle a conquis, l’intrigante, les lèvres de la favorite, et le padischah lui-même,-Dieu nous préserve de tout mensonge !- avec le latakié cultivé pour lui seul dans les jardins réservés, il fait confectionner à Paris, à un sou la pièce, les cigarettes dont il offre galamment des paquets aux houris du jardin des délices. Elle prendra le chemin des caravanes, et, quelque jour, l’iman de la Mecque, manquant de vrai Job, roulera son tabac dans des feuilles du Coran. » (144)
Effectivement, la cigarette a remplacé la pipe. Elle n’est pas concurrencée par le cigarillo ou le cigare (püro). La mode est passée aux cigarettes américaines, la privatisation et la libéralisation du commerce permettant de réduire la contrebande, qu’on estimait, dans les années 1980, à 10 % de la consommation nationale[43].

6.          Conclusion

L’expression « fumer comme un turc », aussi utilisée en italien, néerlandais, serbe, slovaque et roumain, viendrait de la réputation qu’au 18e siècle, les Turcs avaient de fumer excessivement. Curieusement, en concurrence avec « fumer comme un pompier » ou « comme une cheminée », l’expression n’apparaît guère dans la littérature, sauf en italien dans un roman d’Italo Svevo, La coscienza di Zeno. Après l’interdiction dans nombre de lieux publics, plusieurs sites web ont titré « on ne pourra plus dire fumer comme un Turc… »
Alain Servantie
[1]       Cité par A. Süheyl Ünver, « Türkiye’de Kahve ve Kahvehaneler »,Türk Etnografya Dergisi, V, 1962, Ankara, 1963, p. 70
[2]       Ertugrul Polatyar, Tütün ve tütün mamulleri Sanayii, [L’industrie du tabac et des produits dérivés], DPT, Ankara, 1975; Salâh Birsel, Kahveler Kitabı, Koza, Istanbul, 1975, pp. 38-41; Anatole Jakovsky, Tabac-Magie, Le Temps, Paris, 1962.
[3]       Peçevi Ibrahim Efendi, Peçevi Tarihi, ed. Bekir Sıtkı Baykal, Kültür Bakanlığı : Ankara, 1992, 259.
[4]       Tütün içmek haram mıdır ? Bir Osmanlı Risalesi , ed. Yahya Michot, Kitapyayınevi: Istanbul,2015 (traduit de l’anglais Against smoking : an Ottoman Manifesto et arabe Al-Risâletu’d-duhâniyye).
[5]       Mîzân-ül hakk fî ihtiyâr-ül ehakk, Ferzende İdiz, « Kâtip Çelebi’ninMîzânü’l-Hakk adlı eseri bağlamında Kâdızâdeliler- Sivasîler Mücadelesi » (Struggle between Kadızadelis and Sivasis in the context of Kâtip Çelebi’s Work named MîzânAl-Haqq), The Journal of International Social Research, vol 8, n° 39, August 2015, p. 1057.
[6]       Reşad Ekrem Koçu, Osmanlı Padişahları, Ana Yayınevi : Istanbul, 1981, 217-222. Dimitri Cantemir, Histoire de l’agrandissement de l’Empire Othoman ou Aliothman, II, 36.
[7]       Içmek. En arabe –šarib-, en persan –nûšîdan– et en grec – πίνω, ροφ͉͉ώ καπνόν, à côté de καπνιζώ: « je bois, j’absorbe de la fumée ». Mais en français médiéval, boire s’employait également dans le sens d’aspirer (cf. P. Roy, Une culture de l’équivoque, p. 127).Le tabac a également été interdit par le Shah de Perse, Abbas.
[8]       Milliyet, 10.10.1977. Il est surprenant de voir que le débat sur la licéité religieuse de fumer se trouve encore sur les sites web turcs, indication d’une certaine régression dans les débats.
[9]       S. Excellence Salaheddin Bey, commissaire impérial ottoman près l’Exposition universelle « La Turquie à l’Exposition universelle de 1867, Paris, Librairie Hachette, 1867.
[10]     Resm-i duhan; cf. A. du Velay, Essai sur l’histoire financière de la Turquie, Arthur Rousseau, Paris, 1903, p. 40.
[11]     Review of Economic Conditions, T. Iș Bankası, 1978/3.  Hürriyet, 14/2/1991; « Tütün », Türkiye Ansiklopedisi, Hakkı Devrim-Kaynak Kitaplar, Istanbul, 1974. Sur la vie difficile des petits cultivateurs de tabac face au grand négoce et à l’administration du monopole, voir Acı Tütün(« Amer tabac »), de Necati Cumalı, Cem Yay., Istanbul, 1974. Voir aussi pour la Bulgarie, Dimitrov, Tjutjun.
[12]     Evolution parallèle à celle de la plupart des pays européens : pour mémoire, en France, la privatisation de l’ancien monopole du tabac, la SEITA, a entraîné la fermeture de son musée en 2000, puis sa liquidation aux enchères en 2008. Une partie des objets a été donnée au Musée du Tabac de Bergerac créé en 1950.
[13]     Ismail Hakkı Uzunçarşılı, Osmanlı Devletinin Saray Teskilâtı, Türk Tarih Kurumu : Ankara,1988, 331, 347. M. Z. Pakalin, Osmanlı Tarihi. Autres termes : çubukçu, çubukçubașı, tütüncü başı, ﻰﺠﺷﺗﺁ ateşçi (celui qui est chargé d’allumer le feu).
[14]     Edmond About, De Pontoise à Stamboul, Hachette, Paris, 1884.
[15]     http://www.ssder.org.tr/index_tr.asp?id=301
[16]     Handjéri, Alexandre: Dictionnaire français-arabe-persan et turc enrichi d’exemples en langue turque avec des variantes, et de beaucoup de mots d’arts et de sciences, Moscou 1841; T. X. Bianchi, Dictionnaire Turc-Français, 1850; Şemseddin Sami (Fraşeri),Kâmûs-i Türkî, rééd. Çağrı Yay. Istanbul, 1978; Diran Kélékian, Dictionnaire Turc-Français, Istanbul, 1911, etc.
[17]     Bianchi signale aussi, pour fumeur : muddakhyn (مدّخن), mot arabe dont nous n’avons pas vu de référence ailleurs.
[18]     Amédée Jaubert, Voyage en Arménie et en Perse, Paris, 1821 : « tunbeki » – le plus aromatique vient des environs de Chiraz (288)
[19]     Tabac persique : تنباكيسى عجم
[20]     Cf. grec καπνοσακκούλα.
[21]     ﻪﻧﺰﺷﺗﺁ ateşzene ;  çakmak
[22]     Seyâhatnâme, II, 283  voir également Tott ou Michaud
[23]     Sudda, Georges della. Monographie des opiums de l’Empire ottoman envoyés à l’exposition universelle de Paris, par le colonel Fayk Bey (G. della Suda). 1867. Voir aussi la BD sur le trafic d’opium : Christin P. et Puchulu,La Boîte Morte- Le vengeur et son double, Dargaud, Paris, 1984.
[24]  Sestini. Voir une description chez Théophile Gautier, Constantinople, Michel Lévy, Paris, 1856.
[25]     Seyahatnâme,
[26]     Cf. Hûseyin Kocabaş, « Tophane Lüleciliği », Türk Etnografya Dergisi, n° 5, 1962-1963, 12-13. Gökben Ayhan, « Lülerde görülen kuş figürleri üzerine bir Araştırma » (A Research on the Figure Ornementation on Pipes), Sanat Tarihi Dergisi, vol. xxiv,n° 1, april 2015, 1-21. Laurent Bavay, « Fumer comme un Turc. Les pipes ottomanes provenant de la TT29 à Cheikh Abd el-Gourna », https://www.academia.edu/1133373.
[27]     Peyssonnel, Traité du commerce de la mer Noire, 1787, 110-111. Voir une description d’un atelier de çubukçu par Th. Gautier.
[28]     Lettres de M. l’abbé Dominique Sestini, écrites à ses amis de Toscane pendant le cours de ses voyages en Italie, en Sicile et en Turquie, trad. Paris, 1789. Voir aussi Th. Gautier.
[29]     E. Cardon, Le musée du fumeur traitant du tabac et de la pipe, comprenant le récit du voyage de l’auteur en Orient, par E. Cardon, fabricant de pipes en écume de mer, Paris, 1866.
[30]     Dr Cengiz Tekin, Lületașının ekonomik analizi (Analyse économique de l’écume de mer), Eskișehir Sanayi Odası Yayınları n° 9: Ankara, 1973. Nuran Tașlıgil & Güven Şahin, « Doğal ve Kültürel Özellikler’le Lületaşı ».(The Natural and Cultural Features of Meerschaum), Uluslararası Sosyal Araștırmalar Dergisi The Journal of International Social Research, Vol. 4, n° 16 Winter 2011. http://www.odunpazari.bel.tr/Projeler.aspx?ID=61;http://www.luletasipipo.com/
[31]     Salahaddin
[32]     Salâh Birsel, Kahveler Kitabı, 38-40.
[33] Description de l’Arabie faite sur des observations propres et des avis recueillis dans les lieux mêmes, par Carsten Niebuhr, Amsterdam- Utrecht, 1774, p. 51.
[34]     Sallaberry, Voyage à Constantinople, en Italie et aux îles de l’Archipel par l’Allemagne et la Hongrie, Chez Maradan, Paris, an 7.
[35]     Guillaume Olivier, Voyage fait dans l’empire Othoman, l’Égypte et la Perse, fait par ordre du gouvernement dans les six premières années de la République, Paris, 1804, t. II, 153-154.
[36]     Barthélémy, 51
[37]     William Makepeace Thackeray, Eastern Sketches, A Journey from Cornhill to Cairo, The Complete Works, Volume XI, Houghton, Mifflin and Co. , Boston and New York, 1889.
[38]     Gabriel de La Rochefoucauld, Constantinople avec Loti, Les Editions de France, Paris, 1928
[39]     Keraban le têtu, Hetzel, s.d., 28, 35, 186-189
[40]     Barthélémy, L’art de fumer ou la Pipe et le Cigare, poème en trois chants, Liège : J. Desoer, 1844, pp. 8-9.
[41]     Cf. Relli Shechter, Smoking, Culture and Economy in the Middle East. The Egyptian Tobacco Market 1850–2000 ,Tauris : Londres, 2006.
[42]     Aziz Nesin « Istanbul’u Yaşamak », Vatan Sağolsun, Anadolu Yayıncılık, Istanbul, 1968.
[43]     Türkiye’de sigara bugünü-yarını, Koç Holding, Istanbul, 1980.

Auteur : Marie Caquel

Doctorante en histoire culturelle à l'université de Lorraine, Marie Caquel prépare une thèse sur "Les transferts culturels gastronomiques entre la France et le Maroc de la fin du XIXe siècle jusqu'à nos jours". Diplômée également en muséologie, elle s'intéresse aussi à la mise en exposition de l'histoire.

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