samedi 16 juillet 2016

ISLAMISME : ORIGINE ET SITUATION ACTUELLE

ENTRETIEN AVEC NICOLAS DOT-POUILLARD – L’ISLAMISME : ORIGINE ET SITUATION ACTUELLE 
ARTICLE PUBLIÉ LE 11/07/2016

Propos recueillis par Anne-Lucie Chaigne-Oudin

Nicolas Dot-Pouillard, docteur en Etudes politiques de l’EHESS, est chercheur MAEE à l’Ifpo de Beyrouth. Il est également Core-Researcher au sein du programme Wafaw (When Authoritarianism Fails in the Arab World), European Research Council (ERC) et membre du comité de rédaction de la revue Orient XXI.

Qu’est-ce que l’islamisme ?

Ce terme est majoritairement un vocabulaire académique, journalistique, qui n’est pas forcément adopté par les islamistes eux-mêmes : ils ne parlent pas d’islam politique ou d’islamisme, ils se définissent avant tout comme al-islamiyoun, ou la-Tyar al-islami (le courant islamique). Le terme lui-même est vague et est encore discuté aujourd’hui, certains parlant d’islam politique, d’islamisme, de fondamentalisme islamique (un terme adopté par exemple par Gilbert Achcar) … Pour parler de tous les mouvements qui se réclament d’une certaine politisation de l’islam, on a aujourd’hui un ensemble de termes génériques - islamisme, islam politique - qui eux-mêmes recouvrent des tendances idéologiques très différentes.
Si on prend les racines anciennes, l’islamisme remonte, pour le monde arabe, à la fin des années 1920, avec les Frères musulmans qui apparaissent dès 1927. Or, dans les années 1960-1970 en Occident, en raison de la vague tiers-mondiste de gauche, les chercheurs et les analystes avaient oublié que l’islam politique existait, qu’il était bien présent, n’étant plus dans le viseur ni majoritaire. L’islam politique était cependant ancré dans la région arabe depuis la fin des années 1920, et on pourrait même dire avant, se réclamant des mouvements panislamiques qui naissent à la fin du XIXe siècle, avec des penseurs panislamiques comme Jamaleddine al-Afghâni et Muhammad ‘Abduh. L’islam politique a été en partie éclipsé dans les années 1960 et 1970, en raison des utopies tiers-mondistes et de gauche : mais il a son historicité propre, dans un temps long du politique. Le panislamisme du début du XXe siècle n’est certes pas réductible à l’islamisme : mais l’islamisme des années 1920 et de Hassan al-Banna s’en empare.
L’origine de l’islam politique se réclame du panislamisme. L’un des grands traits de l’islam politique jusqu’à aujourd’hui est ce sentiment, cet ancrage dans une opposition à l’Occident, qui est aussi une conséquence du colonialisme historique. Si les mouvements islamiques se réclament tant du mouvement panislamique et des premières luttes contre la colonisation, c’est que le mouvement est né en parti en réaction à la présence occidentale dans le monde arabe, qui a été une présence relativement traumatique pour les peuples. On en sent aujourd’hui encore les effets.
Si on doit adopter une définition de l’islamisme, on peut retenir trois points. L’on note premièrement ce paradigme anticolonial historique qui est une réalité. Deuxièmement, c’est un mouvement qui se réclame du passé, du mythe d’un âge d’or de l’époque des premiers temps de la prophétie muhammadienne. Troisièmement, l’islamisme a un fort rapport à la modernité, en fait partie et en adopte les traits, fonde des partis politique, a des modes de mobilisation parfois très influencés par la politique occidentale (par exemple dans les années 1930 lorsque les Frères musulmans se forment, en incluant des associations de jeunesse). A cet égard, beaucoup de courants se sont nationalisés, le meilleur exemple aujourd’hui étant le courant ennahdha, mouvement qui accepte la logique de l’Etat nation et, d’une certaine manière, la logique héritée de la modernité politique. Le fait que ennahdha ait une évolution réflexive sur l’articulation entre modernité et islam, montre que ces courants ont aussi, pour beaucoup, une forte capacité d’adaptation. On a donc des mouvements qui sont, d’une certaine manière, dans la « dissimultanéité », un concept autrefois utilisé par le philosophe allemand Ernst Bloch : il y a dans l’islam politique une dialectique très paradoxale, entre un appel au « non-contemporain » (le mythe de l’âge d’or prophétique) et en même temps des mouvements fortement ancrés dans la modernité politique.
Ainsi, pour résumer, ces mouvements se réclament d’un passé mythifié d’un côté, et de l’autre, appartiennent à la modernité, voire même dans certains cas peuvent être des vecteurs de modernité. Il n’en demeure pas moins qu’au sein de l’islam politique, certains courants, plus que d’autres, s’inscrivent résolument dans une lutte contre toute forme de modernité politique, héritée du XXe siècle, comme al-Qaïda et l’Etat islamique. Une radicalisation s’est ainsi faite par certains courants, donnant parfois une image assez anti-moderne de l’islam politique. Cela ne doit faire oublier qu’il y a eu des évolutions, et qu’aujourd’hui l’islam politique se divise en plusieurs courants qui sont pratiquement en guerre entre eux. C’est en effet très difficile de comparer l’islamisme de type démocratique en Tunisie, qui s’inspire de la démocratie-chrétienne allemande, avec l’EI en Syrie, qui est lui-même impossible à comparer avec la République islamique d’Iran.

A quelle période l’islamisme s’est-il développé et dans quels pays ?

Plusieurs dates sont à retenir. La première est la création des Frères musulmans à la fin des années 1920. La deuxième est 1967, pour laquelle de nombreux travaux, notamment ceux de François Burgat, ont montré combien la défaite des armées arabes face à Israël a provoqué parmi beaucoup de jeunes du monde arabe une sorte de déception vis-à-vis des modèles comme celui du nationalisme arabe, le baassisme, le nassérisme. Ces jeunes vont peu à peu retrouver l’islam, vers les origines. C’est notamment le cas de Rached Ghannouchi qui a fondé ennahdha. Il était proche et inspiré du nationalisme arabe, et avait fait ses études en Syrie avant 1967. Le choc de la défaite a fait qu’il est devenu très critique face aux expériences du nationalisme arabe. Le tournant de 1967 a été progressif, les courants de l’islam politique remontent progressivement.
La troisième grande date est 1979, date de la révolution iranienne, tournant régional et idéologique, avec un changement total de paradigme avec l’échec des nationalismes arabes, très discrédités, avec : le conflit entre les deux Baas, irakien et syrien ; la fin de ce que l’on a appelé « la révolution palestinienne » qui commence à s’épuiser au Liban ; la déception vis-à-vis des idéologies de gauche avec l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS, dont beaucoup de militants de gauche critiquent l’impérialisme. A cela s’ajoute la révolution iranienne, qui à l’époque provoque une montée islamique dans la région. A l’époque également, il n’y a pas ce clivage sunnite/chiite, beaucoup de mouvements sunnites sont en effet très admiratifs de la révolution iranienne, et pour lesquels elle est un modèle : la prédication islamique a été choisie, ainsi que le fait de faire une révolution, de prendre le pouvoir, de construire une république islamique. L’effet de la révolution islamique sur le monde arabe a ainsi été déterminant. Ainsi, certains étaient très proches de la révolution iranienne et s’en réclament : Rached Ghannouchi en Tunisie ; les Frères musulmans au Liban, dont l’un des fondateurs est Fathi Yakan ; le Hamas formé en 1987 dans les Territoires palestiniens, qui a aussi une certaine proximité avec les Iraniens.
Dans les années 1990, d’autres moments clés sont à retenir, avec l’apparition d’un nouveau courant, celui des combattants d’Afghanistan, que l’on va appeler al-Qaïda. Enfin dans les années 2000, la nouveauté par rapport aux années 1980 est le clivage entre les sunnites et les chiites, qui devient de plus en plus réel : il y a une véritable scission au sein de l’islam politique. On le voit avec les crises irakienne et syrienne, avec les Frères musulmans qui ont des relations difficiles avec l’Iran, même si tous les ponts n’ont pas été coupés. Des courants de l’islam politique se réclament explicitement anti-chiites, ce qui n’existait pas en 1979. A cette date, des courants très intégristes sunnites existaient, se réclamant de la révolution iranienne. Aujourd’hui, ce clivage sunnite/chiites est clairement défini, l’exemple en étant l’Etat islamique. Il existe cependant encore un dialogue entre certaines organisations sunnites et certaines organisations chiites, mais qui est assez limité. Le seul dialogue qui existe encore véritablement aujourd’hui, avec une collaboration politique et militaire, est celui entre le Hamas palestinien et le Hezbollah, car le rapport est historique ayant été fondé dès la fin des années 1980, même s’il n’a pas été facilité avec la crise syrienne, le Hamas ayant pris le parti de la révolution, et le Hezbollah soutenant militairement le régime de Bachar al-Assad.
Les relations sont donc compliquées. Si on regarde globalement, l’on constate une détérioration des relations entre l’islam politique chiite incarné par la république islamique d’Iran et par le Hezbollah au Liban, et l’islam politique sunnite. Le grand tournant de cette détérioration est lié à l’Irak et à la Syrie. Le tournant lié à l’Irak n’était pas obligatoire, car on oublie qu’en 2003-2004 il y a eu les collaborations entre sunnites et chiites contre les Américains. Quand ceux-ci ont assiégé la ville de Falloujah, qui est sunnite, Moqtada Sadr, principale personnalité chiite, a tenté d’aider la ville. Cette collaboration s’est très rapidement dégradée, car les Américains, en démantelant l’armée irakienne, ont renvoyé aussi beaucoup d’officiers et de soldats qui se sont radicalisés. Les Iraniens, en favorisant certains hommes politiques chiites, ont également participé au jeu de la confessionnalisation. Cette tension sunnite/chiite est donc née en Irak dans le milieu des années 2000, et la Syrie est un héritage de la situation irakienne.

Quels sont aujourd’hui les principaux courants de l’islamisme ?

Il y aurait 10 à 15 courants à étudier. Si l’on ne retient que les principaux, chez les sunnites, il y a les Frères musulmans dont le courant de pensée reste majoritaire. Il est représenté dans les Territoires palestiniens avec le Hamas, en Egypte avec les Frères musulmans, même s’ils sont sous le coup de la répression aujourd’hui, en Tunisie avec ennahdha qui appartient historiquement à ce courant, même s’il prend ses distances aujourd’hui. Toujours dans l’islam sunnite, il existe d’autres courants, le salafisme qui n’est pas forcément djihadiste, le parti el-Nour en Egypte qui est le parti salafiste égyptien, opposé aux Frères musulmans et qui n’est pas djihadiste. Il y a aussi la mouvance djihadiste, qui est elle-même divisée, comme on peut le voir en Syrie entre al-Qaïda et l’EI, ce dernier s’étant détaché d’al-Qaïda et étant encore plus radical. Il existe également d’autres courant comme le Parti de la libération, dont les bureaux sont à Londres, et qui est présent en Tunisie, dans les Territoires palestiniens, au Liban. Il n’est pas violent mais se réclame d’un califat transnational, refuse de participer aux élections dans les pays dans lesquels il se trouve, car les élections résultent de l’Etat nation et que ce mouvement est contre l’Etat nation. C’est ainsi que l’on voit que les idées du XIXe siècle et du panislamisme sont encore très fortes.
Chez les chiites, les deux grands symboles sont la république islamique d’Iran et le Hezbollah. D’autres courants existent, comme le mouvement de Moqtada Sadr en Irak, qui a une relative indépendance par rapport à l’Iran. Dans l’islam politique chiite, l’on constate moins de division que dans l’islam politique sunnite, même si elles existent clairement.

Qu’en est-il aujourd’hui dans les pays occidentaux, dans le contexte des attentats ?

Dans les années 1980 déjà, l’islam politique chiite inquiétait l’Occident, et moins l’islam politique sunnite, en raison des tensions entre l’Iran et la France (prisonniers iraniens très longtemps dans les prisons françaises, la question des otages français au Liban). La question islamique se pose donc dans les années 1980. Elle apparaît après très fortement avec la guerre civile en Algérie dans les années 1990 et la vague d’attentats en France. Le débat est donc radicalisé en France à cette époque, dans les années 1990, où on voit un islam politique qui ne serait que radical, et violent. Or, cette vision que l’on a ne correspond pas forcément à l’image que les gens en ont dans le monde arabe. C’est toujours une question de perception. Ainsi, dans l’opinion publique et les médias français, le Front islamique du salut est l’équivalent à une organisation terroriste qui commet des massacres - indépendamment du fait que cette image fait fi des différences entre l’Armée islamique du salut (branche armée du FIS) et le Groupe islamique armé par exemple. Si l’on se place du côté de l’Algérie, la chose est plus complexe. Le FIS est une organisation qui a gagné les élections, qui a été interdite avec un processus de guerre civile, des prisonniers politiques du FIS ont été torturé dans les prisons algériennes. Le FIS s’est engagé, à l’époque, dans un dialogue avec des forces de gauche et démocratiques, comme le Parti des travailleurs (PT). Aujourd’hui, on hérite de cette différence de perception, si l’on considère les débats actuels dans les médias français sur l’Algérie.
Aujourd’hui, deux problématiques se mélangent. D’un côté l’on a des groupes armés en Syrie et en Irak, comme l’EI qui considère que la France et les pays occidentaux sont leur ennemi. Sur cela se greffe une situation, en France, où les relations avec les populations issues de l’immigration et de pays musulmans se sentent, pour de multiples raisons, discriminées. L’articulation entre ces deux problématiques provoque une radicalisation de chaque côté depuis les années 2000. Il y a ainsi une grande difficulté, en France notamment, à faire la part des choses : il est pratiquement impossible de comparer la politique du mouvement Ennahda en Tunisie, à celle de l’Etat islamique. Ces organisations sont diamétralement opposées, idéologiquement et politiquement. Dans la bande de Gaza, le Hamas a lui-même été l’objet et la cible d’attentats commis par l’Etat islamique, l’été dernier. Et pourtant : la catégorie islam politique, ou islamisme est utilisée régulièrement par des hommes politiques, des journalistes et des intellectuels pour décrire un ensemble très vaste et hétérogènes de mouvements. En dépit du travail de chercheurs et de journalistes, le grand public manque de clés pour comprendre la situation.
Ainsi, la peur d’un islam politique « global », parfois fantasmé, se greffe à la construction d’un « autre musulman » en France, toujours suspect de ne pas être assez intégré : l’effet des lois sur le voile en France depuis 2004, la construction d’une nouvelle idéologie laïque radicale depuis le milieu des années 2000, notamment dans une partie de la gauche française, la montée des discours d’extrême-droite sur la non-intégration des populations d’origine immigrés, se télescopent avec les images qui nous viennent de Syrie ou d’Irak. Le parcours des auteurs des attentats meurtriers de novembre 2015 à Paris, ceux de Bruxelles, est lui-aussi ramené à un simple islamisme « global » qui serait le même de Paris à Baghdad. Cette construction médiatique et politique d’un islamisme global, qui ne fait aucune distinction entre les différents courants, est dangereuse, car elle encourage en réalité la radicalisation : lorsqu’on se tait par exemple sur la répression en Egypte contre les Frères musulmans, ou qu’on encourage le maintien au pouvoir du général Sissi, on ne réalise pas que c’est justement l’interdiction des Frères musulmans et le passage par la case prison de nombres de ses activistes qui est désormais susceptible de radicaliser de larges franges de la jeunesse égyptienne.

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