samedi 20 février 2016

LE CONFLIT SUNNITE-CHIITE AU MOYEN-ORIENT, UNE RIVALITÉ MILLÉNAIRE ?

LE CONFLIT SUNNITE-CHIITE AU MOYEN-ORIENT, UNE RIVALITÉ MILLÉNAIRE ? PREMIÈRE PARTIE ΕΤ DEUXIÈME PARTIE
ARTICLE PUBLIÉ LE 12/02/2016

Par Pierre Emmery
http://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-conflit-sunnite-chiite-au-Moyen-Orient-une-rivalite-millenaire-Premiere.html

Le début de l’année 2016 a vu, à travers la nouvelle passe d’armes entre l’Arabie saoudite et l’Iran, l’expression paroxystique et idéale d’un conflit opposant sunnite et chiite. La rivalité entre les deux puissances tutélaires des deux grandes branches de l’Islam s’est en effet cristallisée autour de l’exécution du Cheikh Nmir Baqer Al-Nmir, dignitaire chiite de citoyenneté saoudienne, formé en Iran, et chantre de la contestation anti-régime (sunnite) en Arabie saoudite. Après que le Guide Suprême Ali Khamenei ait élevé au rang de martyr le défunt Cheikh, les réactions du « peuple chiite » pour venger le sang versé ne se sont pas faites attendre : incendies et mise à sac de l’ambassade saoudienne à Téhéran, du consulat de Machad, sous l’œil conciliant des forces de sécurité iraniennes. Ailleurs, en Afghanistan, et jusqu’au Cachemire indien, des manifestants se sont mobilisés pour dénoncer un acte commis non contre un homme, mais contre toute une communauté. L’escalade qui s’en est suivie - rupture des liens diplomatiques et économiques avec l’Iran par l’Arabie saoudite et ses alliés bahreïnis et émiratis - a résolument réchauffé la guerre froide à laquelle se livrent les deux grandes puissances rivales depuis les années 1980. S’agit-il, ici, d’une nouvelle expression d’un "millénaire" conflit opposant sunnisme et chiisme, ou sommes-nous en train d’assister à un classique jeu de dominos réglé par un comportement pragmatique des acteurs ?
L’histoire des rivalités au sein de l’oumma (1) et ses traductions politiques peut être envisagée comme une grille de lecture éclairante pour mieux entendre la situation actuelle au sein de cet « Orient compliqué ». Cependant, comme le soulignait l’historien libanais Georges Corm en 2013 « tout, au Proche-Orient, est désormais analysé en termes de sunnites contre chiites […], le jeu de la simplification continue. […]. Cette thèse a imposé une vision binaire du monde qui n’en finit plus d’enfler » (2). En prolongation de cette réflexion, le journaliste libanais Antoine Sfeir (3) avertit : « il est sans doute plus approprié de parler des chiismes » tant la réalité de l’islam chiite est plurielle, diverse – tout comme l’est celle de l’islam sunnite. Une communauté estampillée chiite ne se reconnaîtra pas forcément en tant que telle, et n’en reconnaîtra pas forcément une autre : tel est le cas des kharidjites du Yémen, associés au chiisme, mais très proches en termes de liturgies de l’islam hanbaliste (relevant du sunnisme). Ainsi, cette division est-elle, à proprement parler, un fait historique, social et politique ? S’agit-il d’une rivalité, d’un conflit, d’une guerre millénaire, telle que décrit avec sensationnalisme par la presse française (4) ; quelle est la part de construit politique et de fantasmes ?
Ce que nous dit l’histoire sur cette rivalité nous pousse à interroger l’existence d’un conflit islamo-islamique s’exprimant « idéalement » dans l’antagonisme sunnite-chiite. Quelles seraient alors sa nature, ses modalités ? Inversement, en quoi les identités religieuses agissent-elles comme les ficelles de tensions recouvrant d’autres réalités et en quoi ce cadre est-il dépassable ?
En revenant dans un premier temps sur les origines du/des schisme-s au sein de l’oumma et sur la traduction dogmatique de ceux-ci, nous interrogerons ensuite la cohérence de cette clé de lecture qu’est la conflictualité essentielle entre sunnisme et chiisme. Pour ce faire, nous appréhenderons d’abord les divisions internes à ces deux branches de l’islam, et analyserons enfin les proximités observables, les luttes communes, et les enjeux de puissance et de géopolitique se cachant actuellement derrière cette grille de lecture considérée par Georges Corm comme une « justification débilitante de la thèse du choc des civilisations ».
SUNNITES (85%)CHIITES (15%)
BranchesLocalisationBrancheLocalisation
HanafismeTurquieDuodécimainIran, Irak, Liban
MalikismeMaghrebIsmaélismeAzerbaïdjan
ChafiismeCorne d’Afrique, Yémen, Egypte, LevantZaïdismeYémen, Arabie Saoudite
HanbalismeArabie Saoudite, EAUKharidjismeYémen
Affiliés au chiisme
AlaouismeSyrie
AlévismeTurquie

Schisme, chiisme et sunnisme : réalités et fantasmes de l’islam pluriel

1. Aux origines des schismes et du chiisme : de Ali à Hussein
Comprendre la réalité des schismes et des chiismes nécessite d’effectuer un retour historique sur les premiers temps de l’islam, et les guerres fratricides qui déchirent l’oumma dès ses premières années autour de la question de la succession de Muhammad. L’assassinat du troisième calife (Othman en 656) ouvre une querelle de succession entre une branche légitimiste, celle de Ali, l’oncle du Prophète et quatrième calife, et Mu’awiya, fondateur de la dynastie omeyyade dont la légitimité est basée sur une forme d’autorité politique (5). La défaite politique d’Ali et son assassinat subséquent opèrent un premier schisme au sein des opposants au califat omeyyade, et c’est à partir de là qu’apparaît le Kharidjisme. Entre 661, date de l’assassinat d’Ali, et 680, date de la bataille de Kerbâla, s’ouvre alors une période de persécution des partisans d’Ali (shi’a signifie « parti » en arabe) par le pouvoir omeyyade. Le point culminant sera le martyre d’Hussein, le deuxième fils d’Ali, qui tenta de mener une révolte contre le califat, perçu comme renégat. C’est le début de la taqiyya, période de clandestinité où les « partisans » vont tout à la fois se dissimuler pour éviter les persécutions et développer un corps théorique et théologique très dynamique.
2. Le chiisme : croyances, idéologies plurielles et doctrine de résistance vis-à-vis du sunnisme
Le corps religieux chiite se caractérise par sa pluralité, sa dimension sous-terraine et surtout par la force de ses structures, garanties par un principe généalogique (celui de la succession du prophète, Ali ayant épousé Fatima, fille de Muhammad, mère de Hussein) qui revêt une importance primordiale en terme de loyauté et de facilités de transmissions du savoir et de la croyance (6). Cette clandestinité historique explique les particularismes sociologiques et théologiques propres aux mouvances chiites. Le dynamisme du chiisme des premiers siècles explique aussi sa forte fragmentation. Selon Laurence Louër, « le règne des Imams a été émaillé de nombreuses querelles qui sont à l’origine des courants hétérodoxes » (7) du chiisme. Ainsi, il est difficile de comprendre le chiisme sans comprendre le fonctionnement de l’institution cléricale, qui fait le ciment dans la communauté des croyants, mais qui se divise en une multitude d’écoles théologiques menées par différents clercs.
Ces clercs sont là pour combler un vide, celui laissé par Ali, Hussein, et les imams cachés (8) (du 4ème au 12ème selon les branches du chiisme) : ils ont donc un rôle avant tout spirituel, une science de l’interprétation des textes reconnue, et peuvent collecter l’impôt islamique. Cependant, le chiisme déploie une théologie de la résistance qui s’exprime par la création de petits Etats chiites dans le monde arabe (actuel Bahreïn, par exemple, où le chiisme est encore aujourd’hui très fort (9), ou dans les montagnes libanaises, peu accessibles), dans des régions mal ou peu administrées par les califats successifs. On constate alors que le chiisme comporte en son sein une dimension politique, de par sa caractéristique missionnaire : les clercs, vivant de l’impôt islamique, et veillant à leur indépendance vis-à-vis de l’Etat, ont donc besoin d’étendre leur influence pour s’assurer une sérénité matérielle. « Le prosélytisme est un acte de foi, mais aussi une nécessité : plus il y a de chiites, plus le clergé dispose de moyens pour assurer sa survie » (10). Cette influence s’étend donc dans les régions peu contrôlées et à fort potentiel insurrectionnel.
Enfin, le chiisme se caractérise par un autre aspect, qui constitue une de ses forces : sa dimension transnationale, polycentrique et hétérogène, qui assure une dynamique forte au sein du clergé. Les clercs doivent en effet être formés dans des medresse, écoles religieuses, gravitant autour des tombeaux d’Hussein à Kerbâla et d’Ali à Najaf ou encore, et dans une moindre mesure, de Machad et Qom en Iran. « Pendant la durée de leurs études (11), (les oulémas de tous les pays) y nouent des relations de disciples à maître spirituels, et des relations d’amitié avec leurs pairs : ils s’intègrent ainsi, pour le reste de leur existence, à des réseaux spirituels et personnels de grande densité » (12), ce qui garantit de nombreux échanges théologiques et une grande mobilité des acteurs. Cela explique notamment le très grand émoi provoqué par l’exécution du Cheikh Al-Nimr en janvier 2016, qui, par sa formation et son parcours, était très proche des réseaux iraniens.
3. Le sunnisme : un corps privé de tête ?
Si l’islam chiite défend une théologie quiétiste, il a pourtant ses effets politiques.
Le sunnisme travaille à rebours de cette logique-là, car il s’agit tout d’abord d’une religion intimement liée au pouvoir : les califes assoient leur autorité politique sur leur qualité de successeur de Muhammad, de gardiens des lieux saints, et de commandeurs des croyants. C’est pour cela que l’islam sunnite en tant que pratique religieuse s’est au départ construit en opposition à l’establishment religieux traditionnel, qu’il estimait coopté par les pouvoirs impies et responsable du dépérissement de l’islam.
Ainsi, à l’image de la distinction catholiques/protestants, quand le chiisme reconnaît la nécessaire médiation du clerc éduqué entre le croyant et Dieu – donc la nécessité de l’existence d’un clergé –, le sunnisme préfère-t-il privilégier une relation directe entre Dieu et le croyant, qui se fait par la compréhension immédiate des écrits. Le mot sunna exprime justement cette idée de loi immuable, de règle écrite, qui ne doit être perturbée par une interprétation qui pourrait potentiellement travestir la parole délivrée par le Coran et les hadiths. Cette idée de travestissement des écritures est d’ailleurs poussée à son paroxysme actuellement par la propagande de Daech contre ses ennemis, traités sans distinctions d’« apostats ». Quand nous soulignions la dissimulation des chiites (voir supra.), celle-ci était donc conditionnée par une perception sunnite de la population chiite comme étant hérétique, schismatique.
Dans les faits, par contre, la loi est nécessairement interprétée : l’application de la charia, loi islamique, dans les califats et dans les sociétés non-laïques, suppose un effort d’interprétation par le juge islamique (13). Cependant, cette idée qu’il n’y a plus « d’effort d’interprétation » à partir du XIème siècle (14) est constitutive de ce qui définit le sunnisme. En effet, entre 767 et 855 naissent les quatre grandes écoles théologiques et juridiques qui vont constituer les grands courants du droit canon : le hanéfisme, le hanbalisme, le shaféisme et le malékisme (voir supra. Tableau I) : ces écoles juridiques n’ont pas vertu à servir de grille de lecture théologique mais bien à organiser la société selon la loi islamique, et selon des principes différents : importance de l’avis personnel pour le hanéfisme, refus de l’innovation pour le hanbalisme, interprétation consensuelle pour le shaféisme, large place laissée aux coutumes locales pour le malékisme (15).
Le sunnisme est-il donc ce corps privé de tête ? D’une certaine manière, l’absence de clergé solidaire, la limitation du champ d’interprétation au niveau juridique, et sa captation par un pouvoir central manipulant l’orthodoxie pour servir ses objectifs ont fait du sunnisme une branche très mobilisatrice de l’islam, une force historique importante. Sa logique est fortement opposée à celle de l’islam chiite. Ainsi, comprendre l’organisation du sunnisme et du chiisme est un pré-requis pour entendre les modalités d’affrontement des deux grandes forces de l’islam.
4. Kerbala, ground zero des fantasmes du conflit sunnites-chiites
Ainsi, si le rapport des sunnites aux chiites demeure antagoniste, tant dans la pratique que dans un certain nombre de croyances, il en reste, comme le rappellent David Cvach et Brigitte Curmi, que l’affrontement demeure, au long des quatorze derniers siècles, une « exception, et non la règle » (16) dans le cadre des relations entre les deux branches de l’oumma. En effet, les interactions pacifiques entre chiites et sunnites sont bien plus nombreuses que les interactions conflictuelles, et si conflit religieux il y a, ce sont plutôt des conflits intra confessionnels fondés notamment sur les affrontements entre armées califales (les Omeyyades contre les Abbassides, par exemple, dès les années 740-750).
C’est avec la chute de l’Empire ottoman et alors que se développe le format de l’Etat-nation dans la région que s’introduit le narratif identitaire, qui fait recouper réalité religieuse, frontières et identité nationale.
C’est ainsi que la mémoire d’un événement, la bataille de Kerbâla – en 680, célébrée dans le monde chiite chaque année par la fête de l’Achoura – est réactualisé dans une version fantasmée afin de développer une idéologie du martyr, s’accordant dès lors aux luttes politiques qui recoupent une forme de polarisation communautaire (17) largement construite. Cela aboutit, au XXIème siècle, à l’auto-entretien d’un clivage : la destruction de l’appareil d’Etat irakien au lendemain de l’intervention américaine « a conduit à la structuration du champ politique et social sur les lignes communautaires et religieuses. Au nom de leur puissance numérique, les chiites se sont emparés de l’appareil d’Etat et en ont (…) (à travers l’action du Premier ministre en poste jusqu’à juin 2014, Nouri al Malaki) exclu la communauté sunnite rendue responsable de décennies d’ostracisme à leur égard. » (18). Toute une population s’est donc retrouvée du côté de la violence légitime, la retournant donc contre ceux étant identifiés comme les ennemis héréditaires des chiites, car leur ayant spolié leur nation, leur identité. C’est ainsi que l’Irak s’est polarisée, quand il s’agissait auparavant d’un pays pluri-religieux, et que les attentats quotidiens ont coûté la vie à près de 150 000 personnes entre 2003 et 2013.
In fine, représenter la région comme un théâtre de rapport de force communautaristes, fondées sur un clivage essentialiste entre sunnites et chiites, cristallisé par une mythologie et une dialectique martyr contre oppresseur issu de l’imagerie de la bataille de Kerbala sont autant de fantasmes qui détiennent tout de même un impact profond sur le réel.
Notes :
(1) Ce n’est qu’en 1936 – et par calcul politique – que les musulmans sunnites, à travers la fatwah du grand mufti de Jérusalem, le Hajj Amin Al-Hussein, ont reconnus l’appartenance des chiites à l’oumma, c’est-à-dire à la communauté de l’islam.
(2) Georges Corm, « Pour une analyse profane des conflits », Le Monde diplomatique, février 2013. Cet article est un résumé efficace de son livre Pour une lecture profane des conflits. Sur le « retour du religieux » dans les conflits contemporains du Moyen-Orient, La découverte, 2007, 278 pages.
(3) Antoine Sfeir, L’Islam contre L’Islam. L’interminable guerre des sunnites et des chiites, Grasset, 2013, p.18.
(4) Ainsi, le journaliste Amin Arafi dans les colonnes du magazine Le Point, écrit-il : « Ce serait oublier un conflit millénaire fratricide autrement plus sanglant, et dont les répercussions expliquent en partie la montée en puissance de l’organisation État islamique. Irak, Syrie, mais aussi Liban, Iran, Yémen, Arabie saoudite ou Bahreïn, pas un jour ne passe sans que des sunnites et des chiites s’entretuent. ». voir Armin Arefi, « Islam : pourquoi les sunnites et les chiites s’entretuent », Le Point, 19 mars 2013.
(5) En effet, Mu’awiya est, avant d’être désigné calife, gouverneur de la province de Syrie, ce qui lui confère une grande force politique et une base territoriale pour développer son projet de califat.
(6) Antoine Sfeir, op.cit.
(7) Laurence Louër, Chiisme et politique au Moyen-Orient. Iran, Irak, Liban, monarchies du Golfe, éditions Autrement, collection Mondes et nations, 2008, p.10.
(8) L’imam occulté, le mahdi dans le chiisme duodécimain, ou lemastûr chez les ismaéliens, est un élément mythologique du chiisme. Il s’agie d’un imam, une autorité religieuse suprême, ayant disparu, qui est toujours vivant et prépare un retour, à la fin des temps, pour réconcilier l’humanité toute entière.
(9) Comme l’a montré le mouvement des printemps arabes au Bahreïn : dans ce pays majoritairement chiite mais dirigé par une monarchie sunnite, la population a été prompte à s’insurger contre le pouvoir en place inféodé à l’Arabie saoudite. Le chiisme y est un élément de mobilisation et un levier politique formidable. Voir Raphaël Volney, « La révolte bahreïnie, l’échec d’une révolution arabe », Les clés du Moyen-Orient, le 29 juin 2011.
(10) Laurence Louër, op. cit. p.15.
(11) Qui durent jusqu’à 25 ans !
(12) Jean-Paul Burdy, « Le clergé chiite : mollah, hodjatoleslam, ayathollah, marja’a… », www.questionsdorient.fr, 2011.
(13) Sur le sujet, voir : Imad Khillo, Les droits des femmes à la frontière du droit international et du droit interne inspiré de l’islam : le cas des pays arabes, Thèse de doctorat en droit soutenu à l’université Aix-Marseille 3, PU Aix-Marseille, 2009.
(14) Antoine Sfeir, op. cit.
(15) Seyfeddine Ben Mansour, « Sunnisme : les quatre voix de l’orthodoxie », Zaman France, 19 février 2014.
(16) David Cvach & Brigitte Curmi, « Sunnites et chiites : fabrique d’un conflit », Esprit n°10, 2015, p. 77.
(17) Syed Akbar Hyder, Reliving Karbala, martyrdom in South Asian Memory, Oxford University Press, 2006, 278 p.
(18) David Cvach & Brigitte Curmi, idem, p.83-84.
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LE CONFLIT SUNNITE-CHIITE AU MOYEN-ORIENT, UNE RIVALITÉ MILLÉNAIRE ? DEUXIÈME PARTIE 
ARTICLE PUBLIÉ LE 15/02/2016

Par Pierre Emmery

Politisation du religieux et confessionnalisation des conflits au Moyen-Orient au XXème siècle

Nous nous focaliserons ici sur les changements intellectuels et politiques qui se sont produits au sein des fragments de l’oumma au XXème siècle, et plus précisément sur le développement de l’islamisme du côté sunnite puis chiite, et la manière dont s’est structurée l’ambivalence chiite-sunnite au travers du plus important conflit du siècle dernier au Moyen-Orient : la guerre Iran-Irak.
1. Entre renaissance arabe et islamique : terreaux idéologiques du sunnisme politique moderne et instruments de clivage
Ce corps privé de tête qu’est le sunnisme doit sa politisation à la question du sultanat-califat ottoman (1517-1924), d’abord comme réaction à un pouvoir considéré comme illégitime car apostat, ensuite comme tentative de combler un centre de pouvoir disparu.
Le premier mouvement de politisation contestataire du sunnisme est issu du wahhabisme, mouvement de réforme religieuse (1) prenant acte des formes de religiosité développées au Proche et Moyen-Orient au XVIIIème et XIXème siècle et considérées comme impures. Sans faire un historique complexe du wahhabisme, il est pourtant intéressant de noter que sa conversion politique, grâce à l’alliance avec la famille Saoud, en fait la première doctrine politico-religieuse sunnite de résistance contre l’ordre établi. Cependant, dans le jeu des puissances qui se déploie en Méditerranée contre « l’homme malade de l’Europe » (2), le wahhabisme saoudite doit son développement aux pratiques « diplomatique du début du XIXème siècle, (le wahhabisme étant considéré comme) l’une de ces sectes qui, convenablement manipulée, pouvait servir d’appui à la politique de conquête des puissances européennes » (3). Le wahhabisme, en tant que doctrine de la radicalité, condamne les pratiques qui se déploient hors du respect des salef, des ancêtres. Il s’agit donc d’une doctrine matricielle du salafisme moderne, et plus précisément du salafisme politique (4), d’une théologie du combat et de l’affrontement.
Cependant, en ce creuset de l’histoire que représente la fin du XIXème siècle, le mouvement de la Nahda, la renaissance arabe, voit l’apparition d’un discours qui se construit en réaction et en résistance aux visées colonialistes développées par les Britanniques et les Français dans la région. C’est ainsi que la figure de Muhammad Abduh revêt une importance immense, en tant qu’il est, dans le sillage d’al-Afghani, l’un des premiers théologiens sunnites à penser la politisation du religieux via la réforme du croyant, qui ne doit plus être passif face au monde, et peut donc devenir sujet en exerçant pleinement son libre-arbitre : à ce titre, « le rejet du taqlîd (reproduction servile de la jurisprudence des Anciens, de la coutume, des modes étrangères) accompagne la promotion de la "réouverture des portes de l’ijtihâd " (le travail d’interprétation de la loi religieuse guidé par la raison) et de la liberté de pensée. » (5)
Le second mouvement se déploie dans l’immédiate après-disparition du califat, actée par Mustafa Kemal Atatürk en 1924. Hassan al-Banna, influencé par la pensée d’Abduh, voit en l’islam un salut et une doctrine de résistance face aux avancées occidentales dans la région, ainsi qu’un projet de société. Il crée en 1928 les Frères musulmans, qui deviendront en 1946 l’équivalent d’un parti de masse : un million d’Egyptiens y sont encartés cette année-là. Cette doctrine contrevenant au projet socialiste de Nasser, le raïs orchestre alors une répression féroce, et arrête le propagandiste de l’organisation Sayyid Qutb, qui développe en prison une idéologie radicale. Si, jusque là, le mouvement était largement intégrateur, Sayyid Qutb préconise dès lors une stratégie du clivage, excluante et violente (6), ce qui tendra d’une part à favoriser le développement des mouvances terroristes d’inspiration djihadiste, dont les Frères musulmans sont considérés comme la matrice ; et d’autre part à développer des thèses qualifiant de « non musulmans » les pouvoirs établis en terre d’islam et ceux qui ne suivent pas leur voie radicale - d’où l’appellation de « takfiristes ». Elle dénonce comme kouffar (mécréants) même des musulmans (7).
Ainsi, le wahhabisme politique et les Frères musulmans portent-ils en leur sein la politisation du religieux et la confessionnalisation des rapports sociaux, bientôt commués en rapport de forces.
2. Le chiisme politique et la révolution du Velayat e-fadiq
Dans la première moitié du XXème siècle, l’islam chiite répond à cette même logique de recherche d’émancipation vis-à-vis des puissances occidentales en effectuant une révolution intellectuelle favorisée par une praxis religieuse conférant à cette population un potentiel contestataire. Cette révolution, c’est le fait de faire de la religion une base politique, et de se défaire de la posture quiétiste historique du chiisme. Cela représentera donc un terreau idéologique fertile pour la révolution constitutionnelle persane de 1905-1911 (8), ainsi que pour la révolte de 1917 en Irak à l’encontre de la tutelle britannique.
La plus grande révolution intellectuelle du XXème siècle pour le chiisme est néanmoins celle décrite par l’Ayatollah Khomeiny dans son « petit livre vert » (9). Il y théorise le Velayat e-fadiq, la théorie du gouvernement des clercs, qui offre la base théorique d’une émancipation de l’islam chiite de la sphère spirituelle en conférant aux oulémas une prépondérance sur la sphère politique. Il y encourage le renversement d’un régime « monarchique pour lui substituer un Etat islamique régi par la charia et dirigé par un religieux éclairé, juste et maîtrisant les rouages de la Loi islamique. […] Le Guide suprême (incarne) l’esprit révolutionnaire du nouveau régime » (10). Ainsi, cette théorie prend acte des expériences irakiennes des années 1950 et notamment du mouvement shiraziste (11), en ajoutant à ce ferment révolutionnaire irakien un projet politique d’envergure, une véritable transcendance spirituelle.
Allié à un véritable sens de la politique, le Velayat e-fadiq en Iran aura la destinée que l’on sait, et tentera de s’exporter notamment au Liban avec la création du Hezbollah (12), bras armé de l’Iran et seul véritable levier de la République islamique en dehors de ses terres. Cependant, le père spirituel du Hezbollah, Mohammad Fadlallah, soutien à la République islamique, se déclarait mal à l’aise quand au concept de Velayat e-fadiq et l’estimait en tout cas non-opératoire au Liban (« Aucun leader religieux chiite, même pas Khomeiny, n’a le monopole de la vérité » avait-il dit (13)). La politique extérieure de l’Iran, plutôt que de jouer à tout va la carte du « Chiistan », s’est plutôt focalisé sur un certain pragmatisme (rapprochement avec l’Arménie chrétienne, avec le régime de Damas pour des motifs plus stratégique que confessionnel – notamment la nécessité de se trouver un allié dans le cadre de la guerre contre l’Irak). Ainsi, comme le souligne Jean-Paul Burdy, « l’argument chiite n’a, en tout cas, pas réussi à exporter la révolution islamique persane, et à renverser des régimes sunnites » (14).
3. La guerre Iran-Irak (1980-1988), année zéro de la confessionnalisation des conflits dans le Moyen-Orient contemporain
C’est à partir du double substrat forgé par le sunnisme et le chiisme politiques que se déploieront donc les rivalités sunnites-chiites dans la seconde moitié du XXème siècle.
Dans le chaos que représente le Moyen-Orient au tournant des années 1980, la guerre Iran-Irak, qui dure huit ans et coûte la vie à un million de personnes, surgit comme l’événement matriciel qui redéfinit durablement les rapports de force dans la région. Cette guerre met en avant les fractures profondes au sein de ce que nous pourrions qualifier de « communautés » en présence : l’Irak arabe majoritairement chiite, mais dominée par un régime baasiste – laïc mais aux mains de la minorité sunnite représentée par Saddam Hussein – attaque l’Iran chiite, théocratique perse (bien que multiculturel), profitant du phénomène révolutionnaire pour tenter de mettre la main sur les puits de pétrole du Khûzistan iranien. Cette région est majoritairement peuplée par des populations arabes sunnites, et avec son attaque-surprise, Saddam Hussein pariait sur un accueil positif de ces populations historiquement spoliées et méprisées par le pouvoir de Téhéran. Cependant, et contre toute attente, les Arabes d’Iran font immédiatement montre d’un extraordinaire patriotisme et parent le premier coup d’épée de ce duel meurtrier – qui eut pu être fatal à la nouvelle République islamique d’Iran (15).
Tout l’enjeu de ce conflit sera de créer un antagonisme systématique entre les communautés (Arabes contre Perses, sunnites contre chiites, etc.), ce qui tend à faire de la guerre irako-iranienne un moment-clé dans la confessionnalisation des relations de conflictualités au Moyen-Orient au XXème siècle. Selon Jean-Paul Burdy, la révolution iranienne désengage le chiisme de l’occultation historique dont elle a fait l’objet, et en fait un sujet en mouvement. De fait, la guerre contre l’Irak est l’occasion de fédérer les chiismes de la région – et de faire perdre à Saddam Hussein le soutien de sa population, très largement chiite. C’est en confessionnalisant le conflit, en en faisant la guerre de survie du chiisme révolutionnaire contre la synthèse sunnito-baasiste, que l’Iran radicalise la position des nations arabes, et particulièrement des monarchies sunnites du Golfe qui s’affichent en soutiens de l’Irak. C’est ainsi qu’en réaction à la renaissance chiite, des pays comme l’Arabie saoudite ont pu engager une « radicalisation sunnite néo-salafiste, dont le dijhadisme est (aujourd’hui) la forme exacerbée », scindant la région Moyen-Orient en une dialectique conflictuelle sunnite-chiite a priori indépassable et occultant un ensemble de facteurs politiques et sociaux (16). Cette double radicalisation, développée à l’ombre de la guerre Iran-Irak, est à l’origine de l’antagonisme sunnisme-chiisme au Moyen-Orient à la fin du XXème et au XXIème siècle, et s’exprime à travers de nombreux théâtres.

Le conflit sunnites-chiites au XXIème siècle est-il une réalité ?

A travers une série d’exemples plus récents, cette dernière partie vise à interroger la réalité d’un bloc sunnite opposé sur tous les fronts au supposé arc chiite décrit par Michel Seurat dans son ouvrage posthume, L’Etat de barbarie, dès 1989 (17).
1. La cause palestinienne comme point d’achoppement d’une relation de longue durée entre chiites et sunnites : l’exemple de la bonne intelligence Hezbollah-Hamas
L’assassinat par les Israéliens, sur le plateau du Golan, de membres du Hezbollah libanais et de Gardiens de la révolution iraniens le 18 janvier 2015 (18) a été l’opportunité, pour le Hamas (19) palestinien, d’adresser ses condoléances à Hassan Nasrallah, chef du parti libanais, et surtout de réaffirmer la convergence stratégique entre les deux mouvements concernant la cause palestinienne. Ainsi, ces deux mouvements a priori antagonistes au point de vue religieux (sunnite palestinien, chiite libanais) ont-ils su, depuis le début des années 1990, dépasser leur rivalité essentielle pour collaborer officiellement. Les objectifs que les fedayin libanais et palestiniens partagent – à savoir la remise en cause de l’existence de l’Etat d’Israël, conjugué à la lutte pro-palestinienne – demeurent un fort vecteur de coopération entre les deux mouvements. Et cela en dépit de leurs relations houleuses depuis le début du conflit syrien : le Hamas en effet s’est vite rangé du côté de la rébellion syrienne, alors que le Hezbollah soutient le régime de Damas (20).
Comme le soulignent Nicolas Dot-Pouillard et Wissam Alhaj (21), les dissensions récentes sur le théâtre syrien entre Hamas et Hezbollah, dont l’acmé politique aura été le départ de la direction du Hamas de Damas en 2012, ou encore le rapprochement stratégique effectué envers les bailleurs de fonds du « sunnisme de combat » (Qatar et Turquie, au détriment de Téhéran et Damas) par le parti palestinien ne peut pas vraiment enrayer une alliance vieille d’un quart de siècle, forgée par un substrat idéologique commun islamo-nationaliste (22), construit dans l’opposition à Israël.
Au-delà de la dimension idéologique et historique, la relation entre les deux mouvements sunnite et chiite relève d’un pragmatisme commun en matière stratégique : à l’issue du conflit Gaza-Israël de 2014, les dirigeants du Hamas remercièrent l’Iran et le Hezbollah pour leur soutien stratégique ; lors du conflit Israël-Liban de 2005, les fedayin du Hamas vinrent grossirent les rangs du Hezbollah… Du côté du Hamas, il s’agit aussi d’une stratégie de survie : les printemps arabes se sont soldés par la répression des Frères musulmans en Egypte, matrice du mouvement palestinien sunnite. L’effet domino, paradoxalement, a fait de l’organisation Hezbollah, et du grand frère iranien, les meilleurs soutiens du Hamas : comme on le voit dans ce cas relativement exceptionnel – qui ne tend pas à invalider la thèse d’une rivalité sunnite-chiite mais qui permet au moins de mitiger cette lecture – les acteurs au Moyen-Orient détiennent des principes dictés avant tout par la nécessité et cristallisés autour de l’ennemi commun - dans ce cas, Israël. A ce titre, il est donc possible de dire que la question palestinienne est peut-être l’unique trait d’union qui demeure au sein de l’oumma moyen-orientale, et qu’elle représente tout autant un vecteur de coopération et de mobilisation qu’un facteur d’instrumentalisation et de manipulation.
2. La guerre en Syrie, le chaos irakien : la remise en question de la réalité du « croissant chiite »
A rebours de ces analyses, le roi Abdallah de Jordanie, au lendemain de l’arrivée du président al-Maliki au pouvoir en Irak (2004), s’inquiétait du développement d’un « croissant chiite » (23) (Yémen-Doha-Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth Sud (24)), envisageant ainsi le monde chiite comme un bloc, questionnant son hétérogénéité et l’impact finalement limité de Téhéran en termes de mobilisation, ainsi que le positionnement réaliste de la République islamique en termes de stratégie internationale.
La situation actuelle en Syrie, conjuguée à l’état de guerre civile en Irak, serait donc la bataille suprême que se livreraient sunnites et chiites pour briser leurs blocs respectifs. Dans le cas syrien, le régime alaouite pro-iranien et assimilé chiite s’oppose donc à un front révolutionnaire largement sunnite, soutenu par les monarchies du Golfe, la Turquie et pour certains groupes, tel l’Armée Syrienne Libre (ASL) ou Jabhat al-Nosra, l’Occident. Parallèlement, la situation en Irak a pourri d’une manière similaire, avec un régime chiite autoritaire et un conflit sunnite-chiite larvé au sein de la société irakienne.
Cependant, il a fallu un certain temps pour que l’Iran elle-même intervienne militairement dans la région, et ce n’est qu’à partir du moment où les troupes de Damas ont commencé à enchaîner quelques victoires militaires que Téhéran a apporté un soutien plein et entier à Bachar al-Assad, considérant, au début du conflit, que trop s’impliquer risquait d’être chèrement payé en cas de disparition du baasisme syrien. De même le Hezbollah libanais a-t-il souffert, au début du conflit, de dissensions internes quant à sa légitimité à intervenir : sa caractéristique populaire et révolutionnaire lui a, un temps, posé la question de la nature des organisations de la rébellion, de leur légitimé (25). C’est uniquement au moment où Bachar al-Assad a lancé sa stratégie de contre-insurrection, visant à confessionnaliser le conflit et à radicaliser l’opposition (26) que le Hezbollah a pu se poser en soutien crédible au régime.
Les acteurs de la guerre en Syrie ont donc été largement conditionnés par une stratégie de radicalisation et de confessionnalisation : la dimension religieuse se surajoute à une stratégie plus profonde qui répond aux objectifs de chacun des acteurs. Il est ainsi difficile de parler d’une coalition chiite pour sauver et/ou soutenir le régime de Damas, comme il est difficile de lire la stratégie arabe sunnite dans la région : le Qatar bombarde autant qu’il soutient l’OEI (27), et, dans un autre conflit sunnite-chiite, au Yémen, participe à la coalition du bloc sunnite qui frappe la rébellion houti en soutenant AQPA (al-Qaeda dans la péninsule arabe).
Pour complexifier encore la lecture du conflit sunnites-chiites au XXIème siècle, les groupes djihadistes d’obédience sunnite (OEI et al-Qaeda/al-Nosra pour n’en citer que deux) commettent régulièrement des attentats en Arabie saoudite contre des mosquées chiites, mais font aussi des victimes sunnites (voir infra.). De même en Syrie, où l’avancée de l’OEI a frappé indistinctement chiites, chrétiens, Yazidis, druzes… et sunnites.
3. La guerre froide Iran-Arabie saoudite, un enjeu de puissance plutôt qu’un enjeu religieux
Dans ce qu’on pourrait appeler la « guerre froide irano-saoudienne », commencée en même temps que la guerre Iran-Irak (voir supra.), l’ambivalence sunnites-chiites est-elle encore une grille de lecture performante ? Tout semble permis dans ce conflit (28), ravivé par l’accord sur le nucléaire iranien. L’Arabie saoudite voit réduire son influence dans la région au profit de Téhéran, qui pour l’instant sort renforcée sur la scène syrienne et vis-à-vis de la communauté internationale.
En outre, depuis le début des printemps arabes, l’Arabie saoudite a aussi joué à la realpolitik en soutenant l’armée égyptienne pour le renversement de Mohammed Morsi, pourtant issu de l’avatar égyptien du wahhabisme, les Frères musulmans. La sphère d’influence sunnite sur laquelle elle s’appuyait s’est ainsi étiolée d’elle-même : le Bahreïn majoritairement chiite mais dirigé par une famille sunnite, le Qatar wahhabite tournent petit à petit leur dos à l’Arabie saoudite… sans pour autant que l’Iran en soit responsable, ne pouvant que très marginalement tirer sur les ficelles confessionnelles. Cela explique donc la stratégie déployée par l’Arabie saoudite depuis 2015 : la création d’une coalition arabe au Yémen pousse ses alliés du Golfe à s’engager à ses côtés, et la crise diplomatique de 2016 avec l’Iran permet de réaffirmer la prépondérance du « grand frère » saoudien dans la région, tout en forçant les Etats-Unis à faire un choix impossible.
Comme la guerre froide qui opposait bloc occidental au bloc communiste faisait du monde un terrain de jeu ou tous les coups étaient permis, pourvu que l’autre soit perdant, la carte du Moyen-Orient contemporain répond à ces dynamiques. Le substrat idéologique et religieux compte, mais seul le réalisme dicte le comportement des acteurs.

Conclusion : la grande guerre pour la civilisation

De fait, chiisme et sunnisme ne sont pas essentiellement opposés ; mais autour du facteur religieux se structure et se cristallise une dialectique, un rapport de force, où les rôles s’interchangent au cours de l’histoire : dominant contre dominé, résistant contre oppresseur, riche contre pauvre sont des points de rupture exacerbée et qui sont envisagés comme le recoupement parfait de l’appartenance religieuse (29). Autrement dit, si la rivalité « islam contre islam » est un fait récurrent dans les relations de conflictualités au Moyen-Orient, il semble nécessaire de dépasser cette grille de lecture et d’analyser en quoi cette opposition sunnite/chiite, souvent qualifiée comme un élément essentiel, se déploie à l’ombre de faits géopolitiques, politiques et sociaux particuliers. Par ailleurs, l’islam contre l’islam est une réalité, mais qui s’illustre aussi dans les conflits sunnites contre sunnites et chiites contre chiites – et nous n’évoquons même pas, ici, les conflits intégrant chrétiens (Liban, Syrie, Egypte), Yazidis (Irak), Druzes (Liban, Syrie), etc. Ainsi, le danger serait, qu’en ayant une analyse systématique portée sur ce mode, d’occulter la multiplicité des acteurs et de simplifier la lecture des rapports de force.
L’émergence de l’OEI dans la guerre syrienne et le chaos irakien est à ce titre une illustration de cette réalité : structurée comme mouvement salafiste, se réclamant d’une pratique rigoriste de la sunna, il s’avère, lorsqu’on analyse l’organigramme de Daech qu’il trouve son terreau dans le baasisme irakien (30). Les têtes de l’organisation terroriste sont en effet d’anciens officiers baasistes du régime de Saddam Hussein : le baasisme, dans sa définition historique, est pensé comme un mouvement qui permettra l’essor des nations arabes par le biais du panarabisme, du socialisme et … de la laïcité (31). Ainsi, qu’est-ce que le conflit sunnite-chiite si ce n’est un cache-sexe sous lequel sont dissimulées les problématiques d’ingénierie politique développées depuis la chute de l’empire ottoman ? Il s’agit ainsi, pour mieux comprendre les enjeux régionaux, d’aller au-delà de ces apparences, et d’envisager la confessionnalisation des conflits au Moyen-Orient comme la seule surface des choses.
Un dernier élément, essentiel pour comprendre cette modalité systématique de la conflictualité régionale, consiste à cerner cette dialectique comme une génération non-spontanée, un effet collatéral de la « grande guerre pour la civilisation » - selon le titre amer de l’ouvrage du grand journaliste anglais Robert Fisk - menée par l’Occident au Moyen-Orient : la confessionnalisation des rapports de force dans la région intervient ainsi comme la conséquence d’interventions extérieures ayant empêché l’épanouissement de modèles fondés sur des aspirations progressistes, tels que le nationalisme arabe ou le socialisme prêché par le premier ministre iranien Mossadegh au début des années 1950. Ce « Moyen-Orient éclaté » que nous connaissons aujourd’hui cherche aujourd’hui à se réinventer par ce qui le rassemble et l’identifie : non son arabité, non son iranité, non son passé ottoman, califale, mais bien l’unique dénominateur commun demeurant, au lendemain des printemps arabes : la religion, au risque de l’exclusion des éléments d’altérité et de la radicalisation des sociétés.

A LIRE SUR LES CLES DU MOYEN-ORIENT :

- Le « croissant chiite » : un discours récurrent sur la « menace iranienne » à l’épreuve de la realpolitik, par Jean-Paul Burdy
- Entretien avec Pierre-Jean Luizard – Des racines historiques à la faillite des Etats : comment l’Etat islamique (EI) est monté en puissance
- La situation de l’« Etat islamique » ou Daesh entre la proclamation du Califat en juin 2014 et après le début des frappes de la coalition anti-terroriste : bilan d’étape et perspectives stratégiques, par David Rigoulet-Roze
- Entretien avec Aurélie Daher – Le point sur le Hezbollah
- Le Hezbollah, de la défense du territoire libanais à la défense de ses intérêts régionaux
- Le Hezbollah dans ses relations avec l’Iran et la Syrie
- Vers un nouveau califat ? Une mise en perspective historique
- Kemal : de Mustafa à Atatürk (première partie)
- Kemal : de Kemal Pacha à Kemal Atatürk (deuxième partie)
Notes :
(1) Le premier mouvement de réforme au sein du sunnisme depuis le IXe siècle, selon Pascal Menoret in L’énigme saoudienne. Les Saoudiens et le monde, 1744-2003, La Découverte, 2003, 264 p.
(2) Cette expression, forgée par le Tsar Nicolas II, désigne alors l’Empire ottoman, en pleine décomposition.
(3) Pascal Menoret, “Le wahhabisme, arme fatale du néo-orientalisme”, Revue Mouvements, 2004/6 n°36, p. 54-60. L’illustration la plus célèbre de cette utilisation de la secte wahhabite se trouve dans la destinée de Lawrence d’Arabie, qui fut mandaté par les Anglais pour pactiser avec les arabes saoudites contre l’Empire ottoman au cours de la première guerre mondiale.
(4) Par opposition au salafisme quiétiste, qui demeure non-politique.
(5) Anne-Laure Dupont, « Nahda, la renaissance arabe », Manière de voir, n° 106, 2009, p. 28-30.
(6) Voir Olivier Carre, Lecture révolutionnaire du Coran par Sayyid Qutb, Frère musulman radical, Presses de la Fondation nationale des Sciences Politiques, Collection Mystique et politique, 1984, 248 p.
(7) La Rédaction, “Les Frères musulmans : genèse et idéologie d’un mouvement”, Orient XXI, 21 octobre 2014.
(8) Mangol Bayat, Iran’s first revolution : Sh’ism and the Constitutional Revolution of 1905-1909, Studies in Middle Eastern History, Oxford University Press, 1991.
(9) Rouhollah Khomeiny, Principes politiques, philosophiques, sociaux & religieux de l’Ayatollah Khomeiny, Editions Libres Hallier, 1979, consulté en ligne sur : <http://www.fnb.to/FNB/Article/Khome...> . Avertissement : le site publie le livre afin de « montrer ce qu’est l’islam », amalgamant et dénonçant une réalité plurielle, religion de plus d’un milliard de personnes. Il s’agit donc de prendre cette référence avec beaucoup de précautions.
(10) Anne-Clémentine Larroque, Géopolitique des islamismes, Presses Universitaires de France, Que-sais-je ?, 2014,128 p.
(11) Le shirazisme, mouvement politico-religieux créé en 1960 par Mohammed al-Shirazi en Irak, est la véritable matrice de la doctrine khomeiniste : proposant un gouvernement des clercs via la prépondérance d’un "conseil des oulémas", il s’agit de la première véritable tentative de politisation de la confession duodécimaine.
(12) Le Hezbollah, dont le nom signifie “Le Parti de Dieu”, a été créé en 1982 au Liban dans le cadre de l’invasion du pays du Cèdre par Israël. Mouvement politique, formation militaire, il se distingue par son appartenance religieuse, chiite duodécimaine, et est soutenu par le régime de la République Islamique d’Iran.
(13) Vali Nasr, The Shia Revival : How Conflicts Within Islam will Shape the Future, Norton, 2006.
(14) Jean-Paul Burdy, « Le croissant chiite : un discours récurrent sur la menace iranienne à l’épreuve de la realpolitik »,www.questionsdorient.fr, 2012.
(15) Jean-Paul Burdy, « Les minorités en Iran », www.questionsdorient.fr, 2012.
(16) Jean-Paul Burdy, « Sunnites, chiites, wahhabistes, salafistes, djihadistes… Avec la confessionnalisation des conflits, le Moyen-Orient est il entré dans une « guerre de 30 ans » ? », Grotius International, 2 juin 2015.
(17) Michel Seurat, L’Etat de barbarie, Le Seuil, 1989, 329 p.
(18) OLJ, « Nasrallah : Le mélange du sang libanais et iranien versé en terre syrienne est la preuve de notre unité contre Israël », L’Orient-Le Jour, 30 janvier 2015.
(19) Le harakat al-muqâwama al-’islâmiya, signifiant “le Mouvement de Résistance Islamique”, est l’héritier de la mouvance Frères musulmans qui s’implanta à la fin des années 1960 à Gaza. Fondé en 1987, le Hamas a d’abord pour objectif d’être le bras armé de la mouvance (voir Article II de la charte du Hamas publiée en 1988 - traduction de Jean-François Legrain, chercheur au CNRS), avant de se convertir en parti de masse. Il devient une alternative au Fatah (OLP - Organisation de Libération de la Palestine – laïc) à partir de 2004 avant de ravir le gouvernement de Gaza en 2006.
(20) Qassem Qassem, « The Hamas-Hezbollah Split on the Syrian War », Al Akhbar, 21 juin 2013.
(21) Nicolas Dot-Pouillard & Wissam Alhaj, « Pourquoi le Hamas et le Hezbollah restent quand même alliés. Au-delà de la crise syrienne et du clivage entre sunnites et chiites », Orient XXI, 9 mars 2015.
(22) Frédéric Domont & Walid Charara, Le Hezbollah : un mouvement islamo-nationaliste, Fayard, 2004. Voir le résumé d’Olivier Pironet pour Le Monde diplomatique : https://www.monde-diplomatique.fr/2004/12/PIRONET/11769
(23) Michel Seurat, op. cit. Le chercheur y considérait que Téhéran cherchait à construire un « axe stratégique chiite qui coupe le Moyen-Orient d’ouest en est : Liban, Syrie, Irak, Iran enfin », p. 46.
(24) Et plus largement, la quasi-totalité du Sud-Liban, Saïda mis à part.
(25) Jean-Pierre Perrin, « Le Hezbollah dans le piège de la révolte syrienne », Libération, 19 novembre 2011.
(26) Fabrice Balanche, « Insurrection et Contre-Insurrection en Syrie », Geostrategic Maritime Review, n°2, Printemps/été 2014, p.36-57.
(27) Andrew Gilligan, « Qatar, le club Med des terroristes », The Daily Telegraph, 15 août 2015, repris dans Courrier international.
(28) Des propos d’un professeur de l’université de Riyad rapportés par Alain Gresh dans un article du Monde diplomatique de Mai 2014, « La grande peur de l’Arabie saoudite » souligne que : « en 2003 (année à partir de laquelle le royaume a subi une série d’attentats par Al-Qaeda), le feu vert donné aux attaques d’Al-Qaida contre le royaume est venu de Téhéran. » Si l’analyse est discutable et qu’aucune preuve n’étaye celle-ci, cette anecdote est néanmoins révélatrice du niveau de tension et de paranoïa palpable entre les deux puissances.
(29) Fabrice Balanche, « Insurrection et Contre-Insurrection en Syrie », op. cit.. Dans ce travail, le chercheur souligne la correspondance des fractures (sociales notamment) avec celle des appartenances ethno-religieuses en Syrie : sunnite ruraux pauvres, sunnite de classes moyennes opposés au régime, alaouites et chrétiens bourgeois pro-régimes, etc.
(30) Le Monde, « L’Etat islamique est aussi la créature du baasisme », Lemonde.fr, 17 novembre 2015.
(31) Anne-Lucie Chaigne-Oudin, « Parti Baas », Les clés du Moyen-Orient, 9 mars 2010.
     

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