dimanche 7 février 2016

2 άρθρα για κινηματογράφο: Ιράκ και Τυνησία.

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PORTRAIT DE SALMA BACCAR, CINÉASTE ET DÉPUTÉE TUNISIENNE 
ARTICLE PUBLIÉ LE 03/02/2016

Propos recueillis par Mathilde Rouxel à Tunis

Quelle a été votre formation ?

Je suis née au milieu des années 1940-45 à Tunis capitale. J’ai grandi – j’insiste toujours sur ce détail – comme fille unique parmi 6 garçons. Je pense que ça a été assez déterminant pour mon caractère ou dans ma détermination à toujours vouloir faire et gagner les enjeux. Alors que j’étais enfant, mes parents ont déménagé dans la banlieue Sud de Tunis, à Hammam Lif. C’est une ville réputée pour avoir un état d’esprit assez libre par rapport à d’autres ; ainsi, dans les années 1960, la fédération des ciné-clubs et des cinéastes amateurs de la ville était une des seules de ce type où l’on trouvait des éléments féminins. Bercés aux westerns et aux films romantiques égyptiens, nous avons commencé en 1965 à programmer des films beaucoup plus engagés politiquement, notamment du cinéma russe, qui avait une grande influence sur nous à l’époque. C’est cette formation qui a continué à m’accompagner, comme elle a accompagné un certain nombre de cinéastes à la même époque, comme Férid Boughedir, Ridha Behi par exemple. Pour nous, l’image c’était refaire le monde. On pensait vraiment refaire le monde grâce à nos films, qui parlaient des inégalités sociales, de toutes les injustices – c’était très engagé. Pour cela, nous avons souvent réfuté l’expression de « cinéma amateur » au profit de « cinéma d’intervention sociale et politique », comme cela pouvait s’appeler dans d’autres pays. Nos moyens étaient très archaïques mais nous y mettions du cœur et les sujets que nous dénoncions étaient très importants. Nous nous occupions des problèmes de la classe sociale la plus défavorisée. Chacun jouait plusieurs rôles à la fois. Je me souviens même avoir été comédienne une fois dans le film Les Galériens, dont l’histoire est celle d’un homme qui, pour permettre à sa famille de survivre, était obligé de casser de gros rochers, comme un galérien. Malade des poumons, sa femme – moi – se voyait obligée de mendier, puis de se prostituer. C’était très amusant, parce que la petite bourgeoise que j’étais s’en sortait très mal en tant que comédienne !
En 1966, nous avons décidé de faire un film à nous. Les gens font parfois des confusions, et pensent que je suis la première réalisatrice de Tunisie, mais ce n’est pas vrai, j’étais l’assistante de cette amie, Najet Mabrouj, qui elle a été la première réalisatrice – mais ayant quitté le cinéma, on l’a oubliée. J’ai fait le deuxième film de femme de Tunisie, L’Eveil. Nos films étaient en noir et blanc, muets bien sûr. Déjà s’imposaient à moi les problématiques féministes. L’histoire est celle d’une jeune fille qui venait d’avoir son baccalauréat ; elle rêvait d’aller à l’université, de poursuivre ses études mais son père n’était pas d’accord, estimant qu’elle avait acquis assez de savoir, qu’elle allait dorénavant rester à la maison et épouser quelqu’un. La jeune fille, qui n’était pas d’accord, quitta clandestinement le giron familial et se retrouva toute seule dans cette société. C’est l’histoire de toutes les mésaventures qui lui arrivent – le harcèlement sexuel, l’exploitation économique et financière, les ragots des gens et autres déboires. Mais à la fin – et c’est le style de fin qui arrive toujours dans mes films – on trouve malgré tout un réel ‘happy end’ de la volonté de l’autre. C’est-à-dire que même lorsque l’histoire ne se termine pas bien, les héroïnes de tous mes films restent très attachées à leurs objectifs, à la vie. Même quand j’ai fait La Danse du feu, où l’héroïne meurt, j’ai gardé un personnage secondaire qui va poursuivre par une scène symbolique cette idée que la vie continue, que le destin des femmes va évoluer. Depuis cette époque-là, je défends ce même processus, quelle que soit la différence des histoires.
C’est également ce que j’ai défendu quand je suis devenue femme politique et que j’ai participé à l’écriture de la nouvelle constitution : suivant ces principes, j’ai beaucoup travaillé sur les questions des libertés individuelles et collectives, des droits de la femme, de l’enfant. Ma première école de vie, je dirais, et non pas de cinéma, a donc été cette Fédération tunisienne pour les cinéastes amateurs, dans les années 1960.
Or, cette année-là, j’ai commencé un cursus en psychologie, en Suisse. J’y ai fait une année d’étude mais, de retour à Tunis à l’été, découvrant ce qu’ils faisaient à la Fédération, j’ai attrapé ce que j’appelle le « virus du cinéma ». Je me souviens de mon année en Suisse, il s’agissait d’une année de tronc commun de psycho-socio-politique dont je ne voulais plus ; je voulais dorénavant faire du cinéma mon métier. C’est ainsi que je me suis retrouvée à Paris, en octobre 68. C’était après mai 68, et l’IDHEC, le grand institut de cinéma qui a précédé la FEMIS, avait fermé, parce que la révolution culturelle en France faisait que l’on considérait désormais que tout le monde pouvait faire du cinéma, qu’il n’était pas nécessaire d’apprendre. Quelques professeurs de l’IDHEC avaient cependant créé un petit institut privé, l’Institut de Formation Cinématographique, où j’ai fait mes deux années d’études. On apprenait néanmoins davantage à décortiquer les films qu’à avoir une vraie formation pratique. J’ai beaucoup plus appris à la télévision tunisienne, où je suis entrée comme assistante pour cinq ans – j’ai notamment appris ce qu’il ne fallait pas faire. Après, j’ai évolué.

Vous être aujourd’hui une femme politique tunisienne, élue du parti El-Massar (démocrates). Quelle fut votre carrière au préalable ?

Je suis cinéaste. Mon premier projet de cinéma a démarré au moment de l’année internationale de la femme ; j’ai quitté la télévision et j’ai travaillé sur un docu-fiction. Il s’agissait de Fatma 75 (1), qui a été censuré parce qu’il ne correspondait pas au discours officiel de l’époque qui voulait que Bourguiba soit à l’initiative de tout ce que fondait le Code du Statut Personnel, ce texte si important pour le droit des femmes pour lequel nous nous sommes battus contre les islamistes après la Révolution. Dans mon film, je tenais au contraire à montrer que si ce texte avait pu être adopté sans heurts, c’est parce que la société tunisienne s’était toujours montrée un peu différente des autres, parce que des intellectuels, particulièrement dans les années 1920-1930, avaient pris des risques pour proposer des idées novatrices qui ont fait que la mentalité des Tunisiens a, petit à petit, évolué naturellement. Je montre ainsi dans mon film que lorsque l’indépendance est arrivée et que le Code du Statut personnel a été promulgué, la société tunisienne était relativement préparée à accepter cet ensemble de textes. Fatma 75 a été censuré en Tunisie jusqu’à la sortie de mon dernier film, Khochkhach, en 2006.
J’ai réalisé trois longs-métrages, Fatma 75Habiba MsikaLa danse du feu, sur la grande danseuse juive tunisienne, et Khochkhach, qui ont fait polémique pour diverses raisons. J’ai parallèlement travaillé comme productrice à la télévision, réalisé des séries télévisées et plusieurs documentaires.
Ce qui est intéressant, est que j’ai fait tous les métiers interdits aux femmes à l’époque : j’ai été la première assistante metteur en scène à la télévision, la première régisseuse, puis la première régisseuse générale, et la première directrice de production. J’avais envie de le faire, et je le faisais, consciencieusement et avec application. C’est ainsi que petit à petit je me suis fait une réputation. Le plus dur fut néanmoins lorsque j’ai créé ma société de production. Il y a une très grande différence dans l’approche des mentalités lorsqu’une femme veut être une réalisatrice et productrice ; la réalisation correspond finalement assez bien à l’image classique que l’on se fait de la femme, le réalisateur étant vu comme un enfant chéri, gâté, à qui on doit passer tous les caprices. Par contre, être productrice est beaucoup plus difficile, parce que les hommes n’admettent pas que le pouvoir, qui est celui de l’argent, soit détenu par une femme. Au début, quand je me suis lancée, ça grinçait. Mais c’est passé.
Je ne pratique plus pour l’instant, mais même les dernières années où j’ai travaillé, j’étais à l’aise dans mon métier ; je n’ai jamais senti que j’avais plus de difficultés que les hommes à faire ce que je voulais faire. Au contraire : peut-être que j’ai parfois même joui de certains petits privilèges par le fait que j’étais femme, parce que j’avais une autre manière de demander les choses, de faire mon travail, et parce que je suis toujours très exigeante avec moi-même. Tout ça me facilitait finalement la tâche. Je suis toujours allée jusqu’au bout des choses.

Pouvez-vous nous parler de votre métier et de votre engagement aujourd’hui ?

Comment suis-je arrivée à la politique ? J’ai toujours eu conscience que je me battais dans mes films, pour imposer une idée, une idéologie. La plupart ont créé des scandales, parce que je touchais à des sujets encore tabous dans la société, mais je ne m’y suis jamais attardée. Si je voulais parler de quelque chose, j’en parlais.
Peu de temps après la révolution tunisienne a commencé la révolution libyenne. À ce moment-là, une grande partie du peuple tunisien s’est déplacé vers le sud pour emmener de la nourriture, des couvertures, non pas pour les Libyens qui n’avaient pas encore quitté leur pays, et qui de toute façon ne venaient pas par cette frontière de Ben Guerdane – ils ont commencé à affluer un mois plus tard par les frontières de l’ouest – mais surtout pour les Africains, les Bangladais et les Egyptiens. Avec une comédienne, nous sommes parties en emmenant quelques denrées. Quand nous sommes arrivées, il y avait une telle profusion de biens qu’ils ne savaient plus quoi en faire – certains avaient même réussi à s’organiser pour faire de la contrebande. Alors le commandant du camp des réfugiés m’a dit : « Madame Baccar, si vous voulez être utile à quelque chose, vous qui êtes artiste, trouvez quelque chose pour remonter le moral de ces réfugiés », qui par ailleurs pour beaucoup ne parlaient ni français, ni arabe. Ils avaient été dépouillés de tous leurs biens par les soldats de Kadhafi. Ils avaient fui l’enfer et ne savaient pas quel allait être leur avenir.
J’ai eu alors l’idée de monter ce que j’ai appelé « la tente culturelle ». Avec un groupe de jeunes de Ben Guerdane, nous avons monté une scène avec deux petites tentes pour stocker le matériel ; je suis retournée à Tunis pour chercher des films, louer un écran géant et un appareil de projection. Mais quels films passer ? Des films de Charlot, du cinéma muet, qui semblait le plus propice et le plus universel. Alors que j’étais à Tunis, les jeunes de Ben Guerdane m’ont appelée pour me dire que des hommes, qui se faisaient appeler la Ligue des Protecteurs de la Révolution, étaient venus les voir pour leur dire que notre projet n’avait pas lieu d’être. Je suis revenue avec les films pour défendre ce projet. Ces gens disaient que les réfugiés n’avaient pas besoin d’Art, de musique ni de cinéma, ayant juste besoin de manger et de faire la prière. « Et si vous voulez faire de la culture, elle doit être engagée », m’a-t-on dit. J’ai donc fait de la résistance – jusqu’à être menacée physiquement. Après plusieurs altercations, nous avons organisé un grand débat qui a duré plus de huit heures, médiatisé, et nous nous sommes fait comprendre par ce groupe religieux radical et traditionnaliste, qui disait quelques heures auparavant que nous donnions une mauvaise image de la Tunisie.
Mais eux n’étaient pas très dangereux. Les premières ligues de la révolution étaient composées de gens qui étaient réellement frustrés par la dictature, qui étaient des laissés pour compte par la dictature de Ben Ali. Beaucoup avaient une certaine culture, non pas francophone, arabophone, mais c’étaient des gens cultivés. Ils croyaient beaucoup en cette révolution, tout en pensant qu’il fallait, en effet, réaliser une révolution culturelle, mais pro-arabe uniquement. Bref, en vivant tout ça, j’ai eu peur pour moi et pour ce pays et je me suis dit que je ne pouvais plus continuer à défendre mes idées en faisant uniquement des films, à soutenir la critique, à faire des débats ; il fallait que je m’engage dans un parti politique qui défendrait un peu les mêmes principes que moi. C’est ainsi que j’ai choisi mon parti, qui était à ce moment-là le parti du tajedid, c’est-à-dire le parti du Renouveau, qui était jusqu’au grand congrès de 1984 le Parti communiste tunisien. Aujourd’hui, il s’appelle Al-Massar, et j’y suis députée. C’est à travers ce parti, qui s’est allié avec d’autres au moment des premières élections – sous le nom de Parti Démocratique des Progressistes, dont je fus élue présidente en 2014 – que je me suis présentée aux premières élections de 2011 et que j’ai été élue dans ma région de Ben Arous, la région des pauvres, pour laquelle j’œuvre aujourd’hui.
Aujourd’hui, je travaille toujours beaucoup dans ma région ; je continue à travailler également dans mon parti, dans lequel je suis membre à la fois du bureau politique et du secrétariat général. J’essaie de faire ce que je peux. Je voudrais toutefois reprendre mon travail de réalisatrice sérieusement ; j’ai décroché en 2010 un financement de l’État pour un nouveau long-métrage, qui parle des femmes. C’est un projet auquel je tiens et sur lequel j’espère pouvoir me remettre à travailler très bientôt.

Quel est votre plus beau souvenir ?

Ma carrière de cinéaste est jalonnée de merveilleux moments – ce qui n’est pas le cas de ma carrière politique. Pas pour tous les films et pas pour chaque film dans sa totalité, mais la sensation que je garde a posteriori de la plupart de mes tournages est celle d’un grand bonheur. C’est une sensation qui me manque aujourd’hui. Depuis un an et demi, alors que j’ai toujours refusé d’être devant la caméra, j’ai accepté de tourner trois fois – d’abord dans un court métrage ; puis j’ai joué un rôle dans un feuilleton qui m’avait été dédié, qui avait été écrit pour moi : c’est l’histoire d’une musicienne, d’une artiste, qui se lance en politique et qui fait de la politique comme je le fais – sans langue de bois, pour servir le peuple, avec de véritables principes moraux. Pour finir, plus récemment, j’ai également fait une apparition en tant que femme militante engagée politiquement dans le film d’un ami. Même si je ne tourne plus, j’ai toujours une présence dans le cinéma, qui est toujours synonyme de bonheur. Peut-être que peu de gens m’ont cru quand je disais cela, parce que les enjeux étaient différents pour eux, mais c’est un énorme sacrifice pour moi de faire de la politique. Il fallait néanmoins que je le fasse, mais être loin des plateaux reste difficile.
Note : 
(1) Une copie du film est disponible sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=_VYiVqL9gug
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COMPTE RENDU DU FILM HOMELAND : IRAK ANNÉE ZÉRO D’ABBAS FAHDEL. SORTIE NATIONALE LE 10 FÉVRIER 2016 
ARTICLE PUBLIÉ LE 01/02/2016

Compte rendu de Louise Plun
« Filmer toutes les petites choses du quotidien pour les sauver de l’anéantissement », tel était le projet du réalisateur Abbas Fahdel et de son filmHomeland : Irak Année Zéro. Le titre évoque celui du film de Roberto Rossellini,Allemagne année zéro réalisé en 1948 au lendemain des destructions de la Seconde Guerre mondiale en Allemagne, suggérant en ce sens la destruction d’une terre native, d’un pays qui doit repartir de rien.

Le réalisateur et son projet

Abbas Fahdel est un réalisateur franco-irakien, venu à Paris à l’âge de 18 ans pour suivre des études de cinéma, et doctorant de l’Université Panthéon-Sorbonne Paris I. Il est en autre l’auteur du film documentaire Nous les Irakiens, tourné en 2003 et diffusé en 2004 ainsi que de L’aube du monde sorti en 2009. L’histoire de son dernier film, Homeland : Irak Année Zéro, est singulière. En 2002, avant que n’éclate la guerre en Irak, Abbas Fahdel a le sentiment que le pays qu’il a connu étant enfant et adolescent, est sur le point de disparaître. Il explique alors avoir ressenti le besoin d’y retourner pour le filmer, et pour être auprès de sa famille.
Il se trouve donc en Irak de février 2002 à mars 2003 et filme le quotidien de ses proches, de ses voisins et de la population. Trois jours avant les premiers bombardements américains sur Bagdad qui débuteront le 20 mars 2003, il rentre à Paris pour assister à la naissance de sa fille. En avril, Abbas Fahdel est de nouveau à Bagdad. Au total, le réalisateur a à sa disposition plus de 120h de rushes et de documents.
Cependant, ce n’est qu’en 2013 qu’Abbas Fahdel redécouvre ces images. Le tournage s’était en effet arrêté en raison d’un événement familial tragique, la mort Haidar, âgé de 12 ans, neveu et compagnon de tournage du réalisateur, et visage principal du film. Il est tué d’une balle perdue, appartenant à des tireurs inconnus lors d’un trajet en voiture sur une route dangereuse. Il était « impossible de revoir les images ou de continuer à en constituer » témoigne le réalisateur. Jusqu’au 10 ème anniversaire de l’invasion américaine en Irak, où « je devais le faire » explique ce dernier.
Commence alors un long et douloureux travail de montage. En effet, le réalisateur travaille pendant un an et demi, seul, au montage de son film. Il explique que pour lui, la peine et l’émotion étaient impérativement à mettre de côté pour pouvoir aller jusqu’au bout de la réalisation. Les images impliquaient en effet de revoir des membres de sa famille, des voisins, des enfants, des femmes et des hommes qui avaient été tués. Les parents d’Haidar ont donné leur accord pour présenter et diffuser le film, mais ne l’ont pas visionné.
Une fois le long métrage terminé, il restait à trouver des sociétés de production qui le diffuseraient. Cette étape fût également longue et mouvementée. « J’ai fait le film en me disant que personne n’en voudrait » déclare Abbas Fahdel. Mais en octobre 2014, le festival international de cinéma de Nyon, Vision du Réel, décide de soutenir le film.
Depuis, Abbas Fahdel fait le tour du monde pour présenter son film, qui rencontre un énorme succès, comme en témoigne les nombreux prix remportés (Nyon 2015, Sesterce d’Or - Meilleur film ; Locarno, Prix Doc Alliance Sélection ; DMZ Korea 2015, Meilleur Film…). Mais le plus important aux yeux du réalisateur est celui du Jury et du Public de Yamagata au Japon en 2015.

Le témoignage d’une famille irakienne

« Je voulais faire un film impressionniste, où l’intelligence du spectateur » était requise continue-t-il. En effet, les 334 minutes de film documentaire divisé en deux parties : un avant et un après l’invasion américaine, immergent le spectateur au coeur de la vie des proches du réalisateur, auxquels il s’attache inévitablement. C’est en particulier le cas pour Haidan, qui fait figure de personnage principal. Cet enfant, d’une intelligence, d’une vivacité et vitalité extrêmes, conte l’histoire, la vie et l’actualité difficiles de son pays avec une clairvoyance saisissante et appréhende les enjeux qui se jouent en arrière plan de son quotidien pour les exposer le plus simplement du monde. « Voilà oncle comme leur vie était simple, ils avaient du pétrole et pas de guerre » déclare-t-il à son oncle caméraman lors d’une visite au musée. C’est également Haidan qui retrace le vécu de sa famille lors des guerres précédentes à travers les préparatifs de la future : il faut remplacer le scotch sur les contours des fenêtres pour empêcher qu’elles n’explosent en mille morceaux, creuser un puits dans le jardin en prévision de la pénurie d’eau… Dans la deuxième partie du film, il accompagne son oncle partout et devient ainsi, non seulement son compagnon de tournage, mais également le personnage emblématique du film. « Il s’est accaparé le film et je l’ai laissé faire » rapporte son oncle.
La première partie du long métrage est principalement tournée à l’intérieur, dans la famille d’Haidan et dans celle du réalisateur. Ce cadre de tournage symbolise mais également découle de l’oppression ambiante de la dictature de Saddam Hussein. Abbas Fahdel explique que les photographies et les caméras étaient interdites. De nombreuses scènes témoignent de cette pression et peur ressenties par les personnes filmées qui ont souvent un mouvement de recul face à la caméra. Cependant, les membres de la famille du réalisateur se montrent plus confiants.
Le réalisateur raconte également comment, avant son retour à Paris, trois jours avant l’invasion américaine, il a du faire sortir les images filmées, en particulier celles qui pouvaient mettre sa famille en danger. En effet, les bandes étaient obligatoirement soumises à un contrôle du régime, au Bureau de la censure de l’Office du cinéma, avant la sortie du territoire. « Je n’ai choisi que des images inoffensives » à leur montrer, les autres « sont sorties par la ruse ». A l’inverse, pour ce qui concerne la seconde partie du film, après le début de la guerre et la chute du régime ba’thiste de Saddam Hussein, les témoignages se sont faits plus librement. Abbas Fahdel explique comment, là encore, il a du utiliser une ruse pour pouvoir filmer sans encombre. Il était accompagné d’un ami comédien très connu en Irak, Sami Kaftan, « l’équivalent de Gérard Depardieu en France ». « En le voyant avec la caméra, les gens pensaient qu’il s’agissait de la télévision officielle et les langues se sont déliées ».

Une valeur historique et d’archives

Au-delà d’une histoire de vie, et de la tragédie personnelle, le film constitue une véritable force de transmission historique. La plupart des images de la seconde partie représentent des images d’archives d’une valeur inestimable en ce qui concerne les destructions, les témoignages d’Irakiens et l’état d’esprit régnant dans le pays. La partie II s’ouvre en effet sur les ruines de Bagdad, avec des bâtiments noirs incendiés, et sur un tank américain posté sur l’arcade du musée national d’Irak trouée par un obus.
De la même façon, alors qu’aujourd’hui l’Irak est victime d’un vide médiatique paralysant, le film documentaire d’Abbas Fahdel vient archiver ces années de guerre et illustrer ce que peu ont entendu et n’ont jamais vu. Il vient rappeler en cela une temporalité du témoignage oubliée. « J’ai fais le film parce qu’il manquait des images, on ne voyait pas les 25 millions d’Irakiens ». Enfin, au regard du parcours du réalisateur, de son courage en tant qu’humain et proche des personnes filmées, en tant qu’Irakien face à un pays détruit, le film incarne une véritable vision militante du cinéma.
Sortie nationale officielle, le 10 février 2016.

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